Effondrement | Hubris | Alternatives

“Pendant que je chantais ma chère liberté
D’autres l’ont enchaînée, il est trop tard
Certains se sont battus, moi je n’ai jamais su
Passe passe le temps, il n’y en a plus pour très longtemps”
Georges Moustaki, “Il est trop tard” 1974

couverture (2)Ce paysage de l’Akakus, partie sud-ouest du Sahara libyen en frontière avec le Tassili algérien, pourrait faire penser à un château aux ruines impressionnantes. Pourtant il ne s’agit que d’érosion et d’éboulements marquant un important changement climatiquelibye débuté il y a environ 12.000 ans et sans que les humains de l’époque y soient pour quelque chose. Ce territoire bénéficiait alors d’un climat tropical favorable au développement d’une abondante faune et flore profitable aux humains qui vivaient là sans difficultés majeures. Ils ont laissé traces de leur vie dans de nombreuses peintures rupestres non visibles en ce moment pour cause de guerre durable ! Ce changement, étalé sur plusieurs milliers d’années, signifie-t-il qu’aucun territoire de la planète n’est à l’abri de profonds bouleversements, et ce d’autant plus quand les humains s’en mêlent ?

Quand la planète Terre se réchauffe il y a de multiples façons de sonner le tocsin  et si en ce moment les alertes sont nombreuses, le problème ne date pourtant pas d’aujourd’hui. C’est ce que nous rappelle fort justement France-Culture : « Les éco-intellectuels : 100 penseurs pour comprendre l’écologie » [émission Savoirs / 29 nov. 2019]. Dans ce cadre une pléiade de journalistes a établi la « Petite bibliothèque idéale de l’écologie » en débutant avec le philosophe romain Titus Lucrèce (autour de l’an 80 avant notre ère) auteur du célèbre poème « De la Nature des choses »  [traduction en français : André Lefèvre | Société d’éditions littéraires / 1899. Wikisource] :

« Je le répète donc, la terre est la nourrice,
La mère : un tel nom sied à celle dont le sein,
Presque d’un même effort, créa le genre humain
Et tous les animaux divers, ceux des campagnes,
Et ceux dont la fureur s’ébat sur les montagnes,
Et ceux qui de leur vol fendent l’immensité. »

La bibliothèque se termine avec la cinéaste Agnès Varda (1928-2019) : « Si on ouvrait des gens, on trouverait des paysages. Si on m’ouvrait moi, on trouverait des plages. » [“Les plages d’Agnès”, documentaire autobiographique réalisé en 2008]. Cette histoire de l’écologie sur plus de deux millénaires peut conduire à se demander pourquoi ces penseurs, activistes, lanceurs d’alerte…, certains honorés par de grands prix, ne sont pas plus entendus, alors qu’ils s’expriment parfois devant des parterres de personnalités réputées pour leur entregent et leur pouvoir à gouverner le monde,  mais aussi à le polluer !

Pour introduire cette trilogie effondrement-hubris-alternatives, j’ai retenu, parmi les personnes présentes dans le listing de France-Culture, René Dumont (1904-2001) agronome, dumont 1974devenu en 1974 le tout premier candidat à une élection présidentielle investi par le mouvement écologique à ses débuts en politique institutionnelle. René Dumont fera du verre d’eau et de son pull rouge (pas vert !) deux symboles importants de sa campagne. Et j’ajoute l’économiste Dennisdennis-Meadows Meadows qui n’a pas l’honneur de figurer dans cette liste, ce qui est surprenant, mais il est vrai qu’il n’a pas écrit seul le rapport de 1972 (avec Donella Meadows et Jorgen Randers), actualisé en 2012 : « Les limites de la croissance dans un monde fini » [éd. Rue de l’Échiquier], rédigé à la demande du Club de Rome association qui rassemble quelques unes des personnalités évoquées plus haut.

Pourquoi ce choix ? L’un et l’autre apparaissent publiquement au début des années 1970 comme étant parmi les premiers scientifiques à lancer des alertes à propos du réchauffement climatique et de ses conséquences. Cette période est charnière : la fin des “Trente glorieuses” de l’après Deuxième guerre mondiale est proche, et d’importants évènements politiques et économiques commencent à bouleverser l’ordre du monde : premier choc pétrolier (début en 1971 et pic en 1973) ; guerre du Kippour entre Israël et une coalition de plusieurs pays arabes (octobre 1973). En France, malaise dans les banlieues (dès 1971 à la Courneuve et à Vaulx-en-Velin) ; amplification du chômage et des fermetures d’entreprises et le conflit LIP à Besançon, débuté en avril 1973, devient l’emblème des luttes pour l’emploi et la dignité ouvrière. Ce conflit qui va durer dix ans, est également « la grande peur du patronat » [Benoît Collombat, Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours | éd. La Découverte / 2014] et du gouvernement, l’un et l’autre s’employant à décrédibiliser le mouvement par tous les moyens. « Tout est bruit pour qui a peur », Sophocle.

C’est dans ce contexte de grandes incertitudes que le rapport Meadows est rendu public et que René Dumont accepte d’être le candidat des écologistes. Est-ce la situation de début de crise qui fait que leur message a bien du mal a faire frémir l’opinion sur des sujets pas vraiment encore perçus comme importants pour l’avenir de la Terre et de l’humanité, si ce n’est par les milieux universitaires et militants écologistes ?

Le livre-programme de René Dumont est intitulé « L’Utopie ou la mort » [éd. du Seuil / 1973]. Ce titre ne laisse guère le choix : la surconsommation dans une partie du monde et les inégalités qui en résultent, la course aux armements, la voiture privée source de pollution… conduisent l’humanité à sa perte : « Folle (notre espèce), car c’est la seule qui se montre capable de préparer les moyens, non seulement de son propre anéantissement, mais aussi de celui de toute forme de vie. […] Si nous ne parvenons pas à réduire les émissions de gaz carbonique, la dégradation des climats risque d’atteindre le point de non-retour à partir duquel on ne serait plus sûr de pouvoir rétablir un ordre climatique viable. […] La situation est trop grave : qui pense avoir quelque chose à dire doit vider son sac, et vite, car le temps presse. La confrontation de points de vue divers et même divergents devient indispensable. » Malgré (ou à cause de ?) cet appel à la raison et à la discussion véritable, René Dumont n’a obtenu que 337.800 voix, soit 1,32% des suffrages exprimés (en 1974  seulement 15% d’abstentions), il reste cependant un précurseur reconnu au même titre que Dennis Meadows qu’il cite d’ailleurs souvent.

Dennis Meadows s’est référé à la notion d’empreinte écologique  ou « capacité de charge de la planète », définie par l’ONG “Global Footprint Networ” : « biocapacité de la terre nécessaire pour fournir et renouveler les ressources (céréales, fourrage, bois, eau…) et absorber les émissions de gaz (dioxyde de carbone…) et polluants divers. » [D. Meadows, 2012]. Il s’agit avant tout et à juste titre de s’intéresser à une économie physique ou réelle, celle des éléments concrets révélés par les limites de la planète, et non à l’économie monétaire, invention humaine indépendante des lois physiques : « Les ressources, les produits agricoles, les biens de consommation…, c’est cela qui permet à l’économie de fonctionner. Contrairement aux dollars, tout cela est extrait de la planète et finit par lui être rendu sous forme de déchets dans le sol, l’air ou l’eau » [D. Meadows, 2012]. Des populations entières ont besoin de plus de nourriture, d’eau, d’un toit… et désespèrent d’y arriver, à l’opposé d’autres cherchent à développer la croissance à leur seul bénéfice pour satisfaire des besoins secondaires, alors qu’il vaudrait mieux se poser les questions suivantes : « croissance de quoi ? Pour qui ? À quel prix ? Financée par qui ? De quel type de besoin parle-t-on vraiment et quel est le moyen le plus direct et le plus efficient de la satisfaire pour ceux qui ressentent ce besoin ? Comment déterminer ce qui est suffisant ? Quelles obligations avons-nous de partager ? » Les bonnes questions de Dennis Meadows se rapprochent des prises de position plus radicales de René Dumont : « Il faut nous orienter vers la croissance zéro pour aboutir à la sécurité alimentaire et sociale » [Entretiens avec René Dumont, Martine Leca (livre posthume) | éd. Le Temps des cerises, 2004].

Si les gouvernants du monde éprouvent de grandes difficultés à apporter un début de réponse à ces questions, en revanche des militants chercheurs vont parfois très loin dans l’alerte, c’est le cas par exemple des collapsologues. Mais L’approche apocalyptique et radicale d’un effondrement sociétal, affirmé comme évident par certains, n’entretient-elle pas une confusion avec la notion de CHANGEMENT dont l’Histoire est faite ? Changements survenant pour différentes raisons dans les fondements mêmes et de la planète Terre et de l’humanité, les deux interférant depuis qu’Homo sapiens est devenu capable de modifier son environnement naturel. C’est cette question que nous abordons en faisant référence à l’Histoire, à la littérature et à l’actualité, elle est traitée en quatre parties donnant lieu à des articles distincts :

  1. Qui est Homo sapiens ? Dans le buisson du vivant il apparaît qu’Homo sapiens, bien que tout petit, demeure la seule branche homo demeurée vivante au fil du temps. À partir du moment -il y a à peu près 300.000 ans- où il a pu se dire “je pense donc je suis”, il a entrepris de se distinguer, dans tous les sens du terme : se rendre différent, se montrer, s’élever au-dessus des autres…
  2. Critique de l’effondrement : dans le langage courant on évoque l’effondrement d’un mur, de la bourse… ou bien encore de soi-même pour cause d’événement particulièrement traumatisant, mais peut-on parler de l’effondrement d’une société ? L’Histoire nous apprend que des civilisations ont disparu remplacées par d’autres, mais ce qui fait société ne demeure-t-il pas de l’ordre de l’adaptation aux multiples changements qui apparaissent au fil du temps historique pour différents raisons ?
  3. L’hubris d’Homo sapiens : aujourd’hui il semble presque évident d’admettre que l’humanité est dans une période de grands bouleversements non seulement climatiques mais aussi technologiques, en particulier du fait de la raréfaction jusqu’à leur disparition de ressources énergétiques fossiles fort polluantes. Mais il semble aussi qu’Homo sapiens ait une fâcheuse tendance à la démesure dans son désir de conquête du monde, d’appropriation de la nature…, s’il en a conscience, est-il cependant en capacité politique de se donner des limites qui deviennent de plus en plus nécessaires, ou bien va-t-il les subir ? (publication à venir)
  4. Alternatives : l’adaptation aux changements peut conduire Homo sapiens à imaginer d’autres façons d’être et de faire, cela peut-il faire révolution vers une autre société ? L’agriculture liée à la sécurité alimentaire domaine déjà abordé étudié ici, pourrait-elle s’envisager comme la colonne vertébrale d’une refondation ?

La dénomination “Homo sapiens”, utilisée tout au long de cette étude, est à lire comme un concept générique : la racine latine d’homo est humus, la terre, et sapiens se traduit par sage, intelligent…


Articles publiés
Compléments
  • “La collapsologie est politiquement inoffensive”, à propos du livre de Catherine et Raphaël Larrère,  Le Pire n’est pas certain – Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Océane Segura | éd. Premier Parallèle / 2020 | Les Inrockuptibles / 19 sept. 2020
  • “La collapsologie, une impasse réactionnaire”, Stéphanie Treillet | Attac / décembre 2020
  • ”Pour une étude critique de la collapsologie”, Maxime Pauwels | The Conversation / 4 février 2021
  • “65% des Français croient à l’effondrement imminent de notre civilisation”, Fabienne Marion | UP Magazine / juillet 2021