Consortages et communs en Pays Alpin

Cet article fait partie d’un dossier publié en juin 2020 par la revue Logo-Nature-et-Progres

LA VOIX DES COMMUNS


Biens communs, communs, ces deux concepts possèdent une longue histoire, en particulier dans les montagnes des Alpes du nord. Voyage du Moyen-Âge à nos jours au travers de plusieurs expériences.

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Aux XIe et XIIe siècles, de nombreuses vallées alpines sont progressivement occupées par des seigneuries laïques et religieuses qui cherchent à développer l’agriculture et le pastoralisme sur l’adret, ou versant du soleil, de ces vallées, y compris en altitude. Le processus économique est relativement simple : les seigneurs, quand ils manquent de main-d’œuvre, cèdent aux nombreux monastères de la région des forêts et des terres en friche ou exploitées par des paysans descendants des Romains, premiers occupants de ces vallées, peu avant notre ère. Le droit coutumier, y compris celui de “l’emmontagnage” (montée en alpage l’été) pratique déjà ancienne, est alors bafoué par la colonisation et l’accaparement de terres, de forêts…, plus par la force que par la négociation.

moineLes moines, étroitement liés aux comtes, princes et évêques de la féodalité, sont fort loin de l’image mythique du “bon moine[1] défricheur de terres alpines, prenant grand soin du pauvre paysan sans terre, à qui ils ne font pourtant que très rarement appel, les monastères entrepreneurs ayant leur propre main d’œuvre : les frères convers parfois recrutés parmi les paysans exclus des terres conquises. Avec le temps, ces communautés ou communs monastiques deviennent de véritables seigneuries sur de vastes territoires pouvant occuper plusieurs vallées. Ce qui fait que « les Alpes médiévales ne sont pas un espace de liberté au centre d’une Europe féodale. L’air de la montagne ne rend pas libre, non plus qu’il ne porte à l’égalité, n’en déplaise à Jean-Jacques Rousseau ! »[2] [Nicolas Carrier, 2003]. Ne serait-ce pas encore le cas de nos jours ?

Les albergements

Aux XIVe et XVe siècles, certains monastères éprouvent de la difficulté à recruter des frères convers et ils doivent, non sans regret, passer la main. Ils ont alors recours à l’albergement (pratique qui n’est pas propre aux Alpes) ou abergement : « Aberger prend, dès le deuxième quart du XIIIe siècle, le sens général de donner à cens, de remettre un bien immobilier à un individu moyennant certaines prestations, et l’abergement désigne le contrat qui règle les conditions de cette remise […] (qui) s’applique indifféremment à la concession de terres, de bois, de maisons, d’alpages, de cours d’eau, pour une durée perpétuelle et moyennant une introge (redevance) annuelle« [3] [Pierre Duparc, 1964]. Dans les Alpes, ces abergements sont souvent attribués collectivement à des paroisses, seule entité communale au Moyen Âge, ou à des hameaux de montagne, parfois de grande taille, ce qui oblige les habitants à s’organiser pour les gérer. [voir Charte albergement Vallorcine en 1264]

Si un abergement collectif ne peut être considéré comme pleinement autonome, il préfigure cependant la future commune ; dans certains cas, une communauté villageoise pouvait en effet être amenée à décider de la construction, sur le périmètre de l’abergement, de biens immobiliers : canaux d’irrigation, moulins, fours, étables… qu’elle devait ensuite gouverner et entretenir. Certains de ces abergements se transformeront en communes, plusieurs en gardant trace dans leur toponyme : Abergement-la-Ronce dans le Jura, Le-Grand-Abergement dans l’Ain…

Le consortage

Un grand saut dans le temps nous conduit en Tarentaise. L’environnement alpin n’est pas nécessairement celui des représentations édéniques que l’on peut garder de radieux avalanche_Granierséjours de vacances. Des contraintes climatiques et leurs conséquences (neige, froid, avalanches, inondations…) imposent une vie rude aux paysans alpins, au point qu’il est quasi impossible d’agir seul : « En montagne, tu ne peux t’en sortir seul, le collectif est une nécessité« [4] [René Chenal, agriculteur]. C’est avant tout cette nécessité qui a conduit dans les années 1970 huit jeunes agriculteurs (“les Huit”) d’un petit village de la Tarentaise, à créer un Groupement Agricole d’Exploitation en Commun (GAEC) : « Les GAEC ont pour objet la mise en valeur en commun des exploitations des agriculteurs associés et de permettre la réalisation d’un travail en commun. Ils peuvent également avoir pour objet la vente en commun du fruit du travail des associés » [loi n°62-917 du 8 août 1962]. Les trois occurrences du mot commun dans cette courte définition indiquent clairement ce qui doit être recherché par les associés regroupés statutairement en société civile agricole avec un maximum de dix personnes comme sociétaires.

“Les Huit” ont une double motivation : maintenir d’une part dans leur village le pastoralisme montagnard ancestral, mais en grande difficulté (fermes non reprises…), et d’autre part, le moderniser en matériel et dans sa gestion : « À notre époque, il n’est plus possible d’attacher des hommes et des femmes, 24 heures sur 24, 365 jours par an, à une exploitation agricole. Ce sont pourtant là les exigences de l’élevage traditionnel quand il est individuel. La solution collective permet une meilleure gestion de la main-d’œuvre en assurant, par rotation, la présence auprès du troupeau« [5] [René Chenal]. Leur GAEC devient le “GAEC du Consortage” en référence à des pratiques collectives qu’ils ont découvertes dans le Valais Suisse lors de rencontres inspirantes pour leur propre création.

Partager ensemble le même sort

Dans le Valais, consortage peut se traduire par “partager ensemble le même sort”. Il s’agit d’un véritable art des communs remontant au Moyen Âge : « Des siècles durant, les consortages ont organisé la vie économique paysanne du Valais, au moyen de manuels bissesjuridiques et d’ordonnances. Ils réglementaient en particulier l’usage des biens communs comme l’eau, les forêts et les alpages. Les consorts étaient aussi responsables de la construction et de l’entretien des infrastructures communes : bisses[6] (canaux d’irrigation), sentiers, aménagement d’alpages ou encore fours à pain »[7] [Consortages en Valais, 2012].

Il s’agit de gérer au mieux des ressources en quantités limitées, tout particulièrement: l’eau, la forêt, les alpages, dans un cadre juridique complexe où sont reliés propriétés privées, coopératives et services publics, en vue d’une administration collective renforçant « une forme de solidarité, une unité entre les membres et le sentiment de responsabilité envers les biens communautaires »[8]. C’est bien, semble-t-il, la meilleure manière pour éviter une “Tragédie des biens communs”[9], titre d’un rapport écrit par l’américain Garrett Hardin dans lequel il souligne l’usage abusif, donc destructeur d’un bien commun si on lui laisse un total libre accès, que ce soit l’eau, un pâturage, une forêt… La seule solution possible pour cet écologue est libérale : privatiser tous les biens communs et les placer sur le marché. Elinor Ostrom[10] (prix Nobel d’économie en 2009) a démontré le contraire en parcourant le monde à la découverte de nombreuses expériences en gouvernance collective de biens communs.

Le choix du consortage n’élimine cependant pas tous les risques et les conflits d’intérêts, aussi des mises au point sont régulièrement nécessaires. Ce fut le cas par exemple pour le Consortage de Zinal, grand hameau de montagne du Valais, en décembre 1571 : ”les commissaires des probes hommes de la communauté de Chinai s’étant réunis, ont adopté les ordonnances […] pour le maintien de leur communauté vu les dommages causés par la dévastation des biens, tant communs que privés, des forêts et possessions, à la suite d’irrégularités et d’inconvenances de certains »[11] [Ignace Mariétan, 1953]. Les statuts « assurant l’ordre à l’intérieur, et la protection contre toute pression extérieure«  sont approuvés en assemblée générale.

Les assemblées générales de consorts

Les consortages constituent un modèle de vie démocratique. Un habitant peut être consort dans la mesure où il possède au moins un pré de fauche sur le territoire du fruit communvillage, siège du consortage. Les assemblées générales des consorts sont fréquentes. Elles abordent toutes les questions concernant la gestion des biens communs. Elles ont lieu dans la chapelle ou l’église du village, le dimanche après l’office religieux, et parfois même, au cimetière si le temps le permet, « comme pour bien marquer les correspondances unissant les morts aux vivants et la terre au ciel et pour affirmer la valeur d’une action politique traditionnelle mûrissant les vertus du passé ; sous la direction des majors et syndics, l’assemblée approuve à mains levées, souvent à l’unanimité« [12] [Grégoire Ghika, 1954]

Dans chaque consortage, deux fonctions de police sont exercées à tour de rôle par des consorts élus : les procureurs chargés de la surveillance des biens communs et du prudhommesrecouvrement de l’argent provenant des ventes du fruit commun (productions laitières, bois…) et des amendes infligées aux fautifs ; les prud’hommes chargés du bornage des prés et des pâturages et de l’organisation des “corvées” d’intérêt général tel l’entretien des chemins, des bisses, des fours à pain, des alpages.

Aujourd’hui, dans le Valais, « les consortages remplissent encore une fonction importante sur le plan juridique, économique, écologique et social. […] Des biens communs comme l’eau, le sol, les semences doivent être considérés comme patrimoine commun. […] Ils doivent être contrôlés collectivement. […] Le système de consortage pourrait devenir un modèle de gestion durable de la nature et de l’environnement » [13]. [Consortage en Valais 2012]

GAEC du Consortage et Groupement pastoral de Plan Pichu

C’est bien cela qui a inspiré “les Huit” du Versant du soleil en Tarentaise. Maintenir l’élevage laitier en montagne a permis de sauver une grande partie de l’activité pichu_3économique de leur village de 360 habitants grâce au remembrement volontaire de terres agricoles jusqu’alors très dispersées ; ainsi qu’au développement et à la mécanisation de la traite d’un troupeau de vaches tarines, solides montagnardes et réputées pour la qualité de leur lait destiné à la fabrication du fromage Beaufort. Le GAEC du Consortage [pour en savoir plus sur le GAEC], une fois installé dans ses murs, s’est relié à d’autres communs :

  • Un groupement pastoral  [loi du 3 janv. 1972 titre II] en coopérative, regroupant plusieurs éleveurs de la vallée et assurant la gestion du vaste pâturage d’été de Plan Pichu, propriété de deux communes voisines. Le Beaufort est fabriqué sur place et le même système de “corvées” que dans les consortages du Valais assure l’entretien.
  • Une coopérative laitière garante du fruit commun le Beaufort (affinage, qualité, vente, rétribution…), en gestion directe par les éleveurs.
  • Le Syndicat de défense du Beaufort : assure la valorisation et le développement du fruit commun : « On explique toute l’histoire collective de l’AOP (appellation d’origine protégée). Elle existe parce que ce sont des gens qui ont su travailler ensemble. […] C’est une dynamique qui ne doit pas mourir, on doit rester dans cet esprit du collectif  » [un jeune éleveur, 2006].

pichu_2Cet “esprit du collectif ” constitue la base des consortages et des communs, dans le cadre d’une agriculture montagnarde, certes modernisée, mais qui garde des racines solidement ancrées à un terroir où l’élevage est un atout économique important. Cette production est régulièrement mise en difficulté par le développement d’un tourisme qui peut être envahissant, en tout cas, très éloigné de la démarche « en communs » autour de ressources considérées comme des biens communs, mais pas par tout le monde ! Le développement de cette démarche, s’il est souhaité par de nombreuses associations, telle Nature et Progrès, demeure cependant incertain. Serait-ce par manque d’une volonté politique commune ?


Notes

  1.  Mouthon Fabrice, “Moines et paysans sur les alpages de Savoie (XIe-XIIIe siècles) : mythe et réalité”, Cahiers d’histoire 46-1 | 2001
  2.  Carrier Nicolas, “Les communautés montagnardes et la justice dans les Alpes nord-occidentales à la fin du Moyen-Âge”, Cahiers de recherches médiévales N°10, 2003
  3.  Duparc Pierre, “Les tenures en hébergement et en abergement”, Bibliothèque de l’école des chartes, 1964
  4. Chenal René, entretiens en juillet 2014
  5. Chenal René, Le Versant du soleil : un nouvel art d’aménager, 1991, éd. Académie de la Val d’Isère
  6. Bisses du Valais : canaux d’irrigation. Dans certaines régions de France il s’agit de béals
  7. Collectif, “Consortages en Valais”, Wikivalais, 2012
  8.  ibid.
  9.  Hardin Garrett, “La Tragédie des communs”, revue Science, 1968
  10. Ostrom Elinor, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, 1990 | éd. française De Boeck, 2010
  11. Mariétan Ignace, “Le consortage de Zinal”, Bulletin de la Murithienne Sion, 1953
  12. Ghika Grégoire, “Les statuts de la commune de Zinal en 1571”, Annales valaisannes, 1954
  13. Collectif, op.cit.

Voir également :


Vers bibliographie “communs et économie sociale et solidaire”


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