Voter blanc, quelle signification ?

En ces temps d’élections nationales, le deuxième tour de la présidentielle est un bis, puisque les deux candidats restant sont les mêmes qu’en 2017. J’aurais souhaité un tout autre cas de figure, mais les circonstances ont fait que Jean-Luc Mélenchon est troisième bien que son score soit  supérieur de 9% (+652.569 voix) à celui de 2017, il était alors allié au PCF. Sa concurrente Marine le Pen a également progressé de 6% (+455.337 voix) malgré la présence de l’histrion Zemmour, ce qui aurait pu la désavantager. Alors pour qui voter ou ne pas voter au deuxième tour ?

Front Républicain ou non, j’ai beaucoup de difficulté à me faire à l’idée de déposer un bulletin en faveur du candidat Macron, représentant une politique néolibérale que je n’approuve pas, tant ses conséquences inégalitaires, en France et dans le monde, me paraissent contraire à l’esprit fondateur des droits de l’Homme [cf. Dan Edelstein et Thérence Carvalho, Cahiers Jean Moulin | novembre 2020]. . Et je ne vois pas pourquoi et comment E. Macron serait amené à changer cette représentation, peut-être « Préhistoire du futur qui explore sans relâche l’infinité des mondes possibles et les débâcles où ils conduisent l’humanité. » [série de Benjamin Abitan, France culture | 13 avril 2022]. Certes il peut s’adapter, comme il l’a fait entre deux tours avec son insistance sur le climat et l’écologie, il peut discuter de quelques aménagements, et emprunter à Philippe Poutou une citation de Gramsci : « Nos vies valent plus que vos profits », ou à Jean-Luc Mélenchon « l’Avenir en commun« , mais globalement il restera sous la pression constante des grands lobbys internationaux qui demeurent les invariants de la conduite du monde.

C’est pour ces raisons qu’il m’est impossible de voter E. Macron, et ce d’autant plus qu’il ne craint rien ! Dans la dernière enquête électorale 2022 IPSOS (15-18 avril, pour SciencePo, le Monde, Fondation Jean Jaurès ; échantillon de 7.563 personnes se déclarant certaines de voter) les deux candidats sont séparés par un écart de douze points (marge d’erreur ±1,1) :  Macron 56% / Le Pen 44% ; en janvier 57 / 43.  À quatre jours du deuxième tour un tel écart ne permet pas d’envisager une « remontada » inattendue et ce qui est possible au foot, ne l’est pas pour des élections ! Il s’agit d’un choix définitif pour 86%, par adhésion  pour 57% des votants Macron.

Il semble donc tout à fait possible de ne pas apporter une caution implicite au candidat Macron. Reste à savoir comment exprimer une opposition aux deux candidats. Abstention et vote blanc ou nul n’ont pas  la même signification : l’abstention a de nombreuses motivations, certaines n’ayant rien de politique ; en revanche le vote blanc est un geste délibéré qui peut signifier un profond désaccord avec les projets des candidats. En 2017 il représentait au premier tour 1,4% (660.000 voix) des inscrits et au second 6,4% (3.021.500 voix). Ce résultat, qui fut très peu commenté, n’est pourtant pas négligeable, même s’il est encore très loin des 80% de votes blancs évoqués par José Saramago dans son roman « La Lucidité » [Seuil | 2006]…

C’est une fable politique qui se déroule dans « la capitale non spécifiée d’un pays dirigée par un la-lucidite_saramagoparti conservateur et de tradition religieuse — on peut deviner à un endroit qu’il s’agit du Portugal — Elle est frappée d’une “épidémie” de votes blancs qui surpassent les suffrages exprimés ; le gouvernement décrète l’état de siège pour que les citoyens de la ville “récupèrent la raison” ». [Wikipédia]

« Des milliers de personnes de tous âges, toutes idéologies et toutes conditions sociales confondues, ont compris que voter blanc n’est pas s’abstenir. Elles manifestent à nouveau leur mécontentement à l’égard des partis et de la politique et refusent de prendre part à une mascarade qui légitime le pouvoir établi : cette fois-ci, ce sera 80% de votes blancs. Une véritable révolution » [Ramón Chao, ”Il reste la possibilité de voter blanc” | Le Monde diplomatique | avril 2007]

Dans cet ouvrage, José Saramago (prix Nobel de littérature en 1998) met en évidence un paradoxe de la démocratie représentative : dans l’opposition “riches” | “pauvres”, ce sont toujours les premiers qui sortent vainqueurs des élections et exercent le pouvoir dans le sens de leurs intérêts, alors qu’ils sont ultra minoritaires en nombre, et d’une élection à l’autre les “pauvres”, pourtant bien plus nombreux, demeurent privés d’expression et de pouvoir.

Pendant la campagne de l’élection présidentielle quels candidats se sont souciés des « gens de peu » [Pierre Sansot, Les gens de peu | PUF | 2009] ? C’est presque une évidence de noter que le pouvoir d’achat est la toute première préoccupation pour 70% des Français, très loin devant la santé (30%), la guerre et l’environnement (27%) [total supérieur à 100, trois réponses possibles |  enquête électorale IPSOS, op.cit.]. À l’examen il apparaît que Jean-Luc Mélenchon, Marine le Pen et Fabien Roussel se sont les plus exprimés à ce sujet, en insistant sur les conditions de vie difficiles de beaucoup de leurs concitoyens et en l’évoquant dans leur programme et leurs conférences. Mais ils ne seront pas en mesure de le mettre en œuvre, sauf, bien entendu,, si J-L. Mélenchon parvenait à devenir Premier ministre, grâce à des élections législatives gagnantes pour la gauche, objectif loin d’être atteint !

« La fable de José Saramago dit dans un langage fantastique, sarcastique et parodique la vision conspirative du pouvoir politique, le cynisme de dirigeants et leur violence ultime — et ce, comme bien des penseurs avant lui, dans le langage plus abstrait de la philosophie politique. En dévidant l’écheveau des potentialités d’une hypothèse apparemment aussi insignifiante que le vote blanc, il offre cependant une formulation littéraire de ce que Max Weber a nommé en langage sociologique la “domestication des dominés”  » [Alain Garrigou, “La peste blanche” | Le Monde diplomatique |15 juin 2020]

Si J. Saramago s’en prend à un mode de représentation politique aux résultats qui conduisent à maintenir de profondes inégalités, ne serait-ce que pour se faire entendre, il ne s’oppose pas cependant au concept même de démocratie, sous réserve que « Si nous ne trouvons pas un moyen de la réinventer, on ne perdra pas seulement la démocratie, mais l’espoir de voir un jour les droits humains respectés sur cette planète. Ce serait alors l’échec le plus retentissant de notre temps, le signal d’une trahison qui marquerait à jamais l’humanité » [José Saramago, “Que reste-t-il de la démocratie ?” |  Le Monde diplomatique | août 2004]

Concernant l’actuelle élection présidentielle, je ne crois pas me tromper en affirmant que les jeux sont faits et qu’il est inutile d’ajouter des voix à un candidat dont est loin de partager les objectifs politiques et la manière dont il exerce le pouvoir.

Un tableau permet de se rendre compte que les écarts entre un dernier sondage et le résultat du vote du deuxième tour sont minimes ceci pour toutes les élections présidentielles de la Ve République. 

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Il n’y a aucune raison pour que cette tendance ne soit pas confirmée dimanche, même si M. le Pen fait 10 ou 15 points de plus qu’en 2017, pourquoi en est-elle là, et pourquoi est-elle là ? La question mérite grande attention, mais cette élection n’est que le reflet d’une longue mise en scène depuis plusieurs années.  le taux d’abstention sera sans doute identique à un ou deux points près.
E. Macron sera donc élu dimanche mais avec quelle marge ? Il a  beaucoup « dragué » ces derniers jours (à Figeac entre autre) pour asseoir sa légitimité en obtenant le plus de points possibles, type J. Chirac en 2002 (82%), tout en répétant à l’envie que « rien n’est joué », ce qui est largement repris par les médias.
C’est pourquoi il ne me paraît pas souhaitable de « trop » encourager le vote Macron afin qu’il ne s’imagine pas, à tord, qu’il bénéficie d’un grand appui populaire pour « réconcilier la bienveillance et l’ambition » ! (à Figeac, vendredi 22 avril)  et parvenir à ce que les grandes métropoles et la ruralité fassent « bloc » [Le Monde 22 avril 2022) Tout un programme!

Résultats du vote deuxième tour le 24 avril 2022 : Macron : 58,6%, Le Pen : 41,4%, abstention : 28%. Soit deux points d’écart avec les dernières estimations IPSOS.


Compléments

Vote utile ?

Voter Emmanuel Macron est-ce utile ? Réflexion à propos d’une bien étrange campagne…

Texte téléchargeable

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L’histoire peut-elle se répéter ?

J’ai entendu récemment des relations proches, plutôt tendance gauche, exprimer leur intention de voter Emmanuel Macron dès le premier tour de l’élection présidentielle ! Au deuxième passe encore en vertu d’un front républicain d’opposition à M. le Pen si elle y figure, mais dès le premier, c’est plutôt surprenant. J’en ai frémi, traversé par les émotions qui seraient en ce moment les plus éprouvées par la population française : peur, colère et désespoir [enquête sociologique de Stewart Chau, L’Opinion des émotions | éd. Fondation Jean Jaurès | mars 2022], puis j’ai cherché à comprendre…

Dans une démocratie une élection, même si elle est fortement personnalisée comme c’est le cas pour la présidentielle, est un temps privilégié pour la mise en conflit des projets politiques présentés par les candidats et les candidates. Ils sont douze cette année pour la présidentielle, dont six représentent différents courants de la gauche. Mais il se dit haut et fort que la distinction droite / gauche n’a plus de sens ; et la faiblesse actuelle des intentions de vote au premier tour, avec un total de l’ordre de 28 % pour l’ensemble de la gauche, peut être interprétée comme un désaveu. Ce dont profite E. Macron qui, depuis 2017, se fait le chantre d’une nouvelle façon de se représenter la scène politique : « “Le clivage droite-gauche ?” C’est complètement dépassé !” Qui n’a entendu cette sentence, dans le poste ou sur les estrades, au temps béni des élections ? Et plus encore depuis qu’Emmanuel Macron a brandi le slogan […] “ni de droite ni de gauche” […] Et pourtant… D’où vient l’erreur ? De ce que, souvent, comme en économie, les commentateurs mélangent l’offre et la demande, (alors que) nos concitoyens savent très bien s’ils sont de droite, de gauche ou sans affinités précises. Ce positionnement idéologique est un marqueur profond de l’identité sociale d’un individu » [Janine Mossuz-Lavau, Pierre Henri Bono (chercheurs à SciencesPo-Cevipof, “Ni gauche ni droite ? Bien au contraire” | Libération | 23 sept. 2020]. Ce qui est confirmé par la dernière enquête “Fractures françaises” : 67 % des Français estiment que de vraies différences persistent entre la gauche et la droite [IPSOS pour Le Monde / Fondation Jean Jaurès / SciencesPo-Cevipof | 9ème éd. | 27 août 2021] (1).

Cela n’empêche pas des personnalités socialistes, pourtant ex-ministres importants, voire Premier ministre, dans des gouvernements de gauche – Jean-Pierre Chevènement, Jean-Yves le Drian, Élisabeth Guigou, Marisol Touraine, Manuel Valls — de faire allégeance au jupitérien E. Macron, plus sans doute au nom d’un supposé principe de réalité que par ambition politique. Je trouve qu’il est désolant de sortir ainsi de l’histoire du socialisme, d’ailleurs complétement ignorée par E. Macron. “Du passé faisons table rase” ? En tout cas plusieurs de mes connaissances, des séniors principalement, semblent l’envisager en choisissant de voter “utile” dès le premier tour, non pour un candidat de la gauche, mais pour l’actuel président. Ils évoquent comme raisons, d’une part la guerre à l’est de l’Europe, d’autre part la mondialisation de l’économie, comment l’expliquer ?

1. la grande inquiétude provoquée par la guerre en Ukraine.

Ce sentiment serait partagé par 86 % des Français se disant très inquiets (34 %) ou plutôt inquiets (52 %) [sondage IPSOS pour Fondation Jean Jaurès / Le Monde / SciencesPo-Cevipof, “enquête électorale 2022, vague 8” | 24 mars 2022] (2). La crainte que ce conflit s’étende au-delà des frontières de l’Ukraine est partagée par 80 % ; cette extension engagerait de facto l’OTAN à riposter, l’usage de part et d’autre d’armes nucléaires dites “tactiques” devenant une possibilité pour 70 %. Joe Biden, en visite à Varsovie le 26 mars, a assuré que « l’article 5 du traité de l’OTAN, stipulant que l’attaque contre un pays membre est une attaque contre tous, constituait un “devoir sacré” pour les États-Unis. […] Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir » a-t-il précisé… [Le Monde | 26 mars 2022] ; mais je doute fort que cet amour divin puisse mettre fin à la guerre et renverser “le dictateur” Poutine aux nombreuses motivations à la fois personnelles et politiques, dont celles de reconstruire un empire et de s’approprier les grandes ressources énergétiques (gaz surtout) de la mer Noire côté Ukraine, vers l’ile des Serpents.

Pour les personnes inquiètes parmi mes relations, seul E. Macron aurait le pouvoir et les capacités suffisantes pour maîtriser la situation et influer sur son cours. Ainsi la peur « pousserait les citoyens à se mettre sous la protection du bouclier présidentiel » [Françoise Fressoz, le Monde | 29 mars 2022] Ce qui est confirmé par le sondage IPSOS [24 mars 2022, op.cit.] : à la question “Faites-vous confiance à E. Macron pour prendre les bonnes décisions dans les jours et les semaines qui viennent concernant la guerre en Ukraine ?” 61 % des personnes interrogées répondent OUI. En revanche, seulement 29 % se disent satisfaites de l’ensemble de l’action du Président de la République; ce qui indique clairement que l’appréciation de la politique globale du président-candidat, ne peut porter uniquement sur la façon dont il traite de l’actuel conflit en Ukraine.

Président en même temps de la France et de l’Europe, E. Macron cherche depuis deux mois à démontrer, en se mettant en scène parfois de façon spectaculaire, que lui-même est indispensable pour maintenir en paix la Communauté européenne [cf. également “Macron et le tragique de répétition” | Libération | 2 avril 2022]. Il semble y parvenir en évitant de ne pas couper les ponts avec Vladimir Poutine, et avec l’idée que l’action diplomatique qu’il conduit principalement avec l’Allemagne, permettra d’éviter le pire : « J’ai choisi de rester en contact autant que je le peux avec le président Poutine, pour chercher, sans relâche, à le convaincre de renoncer aux armes » [2 mars 2022, cité par le Monde du 29 mars 2022]. Le politologue Tristan Guerra en déduit que « L’enjeu de la guerre en Ukraine conforte indubitablement Emmanuel Macron dans sa position de favori de l’élection, sans pour autant rebattre toutes les cartes de l’élection, mais en renforçant plutôt les dynamiques existantes. Le président sortant bénéficie de l’inquiétude que le conflit militaire entre l’Ukraine et la Russie peut susciter parmi les électeurs, tant sur les aspects de sécurité nucléaire que concernant les conséquences économiques ou la peur de l’extension du conflit. Plus l’inquiétude liée à ce conflit est forte, plus Emmanuel Macron en tire des bénéfices. » [Tristan Guerra, “L’effet du conflit Russo-Ukrainien dans la course à l’Élysée” | Fondation Jean Jaurès | 16 mars 2022]

Pour autant, les qualités diplomatiques du Président de la République peuvent-elles transformer à elles seules une élection en quasi plébiscite où le vote porte plus sur la personnalité du candidat que sur son programme ? C’est en apparence ce qui semble se dessiner avec une demande pour 79 % des personnes interrogées d’un “vrai chef en France pour remettre de l’ordre” [Fractures Françaises, 2021. | op.cit.]. E. Macron en aurait semble-t-il le profil, puisque pour 65 % % des Français il a l’étoffe d’un président et peut faire face à une crise grave (économique, sanitaire, internationale, attentat) [sondage IPSOS 24 mars 2022, op.cit.] résultat très au-dessus de celui des autres candidats qui se situent entre 15 (Y. Jadot) et 39 % (M. le Pen), le manque d’expérience dans l’exercice d’un pouvoir national, surtout en temps de crise, étant un handicap insurmontable.

Mais poursuit T. Guerra : « Sauf montée en intensité du conflit, la guerre en Ukraine n’éclipse pas tous les autres enjeux présents dans la tête des électeurs, les préoccupations liées à la vie quotidienne, comme le pouvoir d’achat, sont encore très importantes pour des électeurs qui gardent un œil sur des enjeux domestiques. » C’est ce que nous allons aborder avec la deuxième raison évoquée pour un vote E. Macron dès le 1er tour.

2. L’économie mondialisée suppose de grandes compétences pour sa gestion

On peut trouver du sens à cet argument avancé par plusieurs personnes pour justifier leur vote favorable au candidat de la République en Marche dès le 1er tour. En effet, E. Macron a effectivement une solide expérience dans ce domaine : banquier d’affaires, puis ministre de l’économie pendant deux ans dans un gouvernement à majorité socialiste. Mais avait-il seulement connaissance, à l’époque, des intentions de son président François Hollande déclarant lors de son investiture : « Avant d’évoquer mon projet, je vais vous confier une chose. Dans cette bataille qui s’engage, je vais vous dire quel est mon adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, et pourtant il gouverne ! Cet adversaire, c’est le monde de la finance » [François Hollande  discours du Bourget 22 janvier 2012]. Ce que E. Macron semblait avoir compris une fois président : « Penser les règles du monde de demain, c’est-à-dire ces équilibres, où l’on permettra que cette mondialisation qui, de toute façon, est là, ne soit pas exempte de toute règle, parce qu’elle devient alors la propriété de quelques-uns, et parce qu’elle devient alors l’ennemie de nos propres intérêts. C’est toute cette nouvelle responsabilité qui est la nôtre et qui doit nous conduire à définir philosophiquement et juridiquement les règles de ce nouveau monde. Le livrer seulement à l’intérieur de nos frontières à une réflexion juridique serait insuffisant, c’est au niveau européen et international que nous devons mener ce combat, en éclaireurs » [Discours du Président de la République à l’ouverture de la conférence des ambassadeurs | 29 août 2017]

Ainsi il y a peu, l’un faisait de la finance son adversaire, l’autre en faisait un possible ennemi… Mais, pendant ces dix ou cinq années, il semblerait bien que les gouvernances tant de gauche que de droite se soient accommodées de cette réalité économique mondiale qui demeure peu maîtrisée et profondément inégalitaire. Le dernier rapport d’Oxfam en fait on ne peut plus la démonstration, l’économiste indienne Jayati Ghosh en a écrit l’avant-propos (extraits) : « La pandémie nous a rappelé une dure réalité : un accès inégal aux revenus et aux opportunités est non seulement source de sociétés injustes, détraquées et malheureuses, mais tue littéralement des gens. Au cours des deux dernières années, des personnes sont mortes après avoir contracté une maladie infectieuse parce qu’elles n’avaient pas reçu de vaccins à temps, alors que ces vaccins auraient pu être produits et distribués plus largement si la technologie avait été partagée. Elles sont mortes parce qu’elles n’ont pas reçu les soins hospitaliers essentiels ou l’oxygène dont elles avaient besoin à cause de pénuries dans des systèmes de santé publique sous-financés. […] Elles sont mortes de désespoir, accablées par la perte de leurs moyens de subsistance. […] Et pendant cette hécatombe, les personnes les plus fortunées au monde se sont enrichies comme jamais et certaines des plus grandes entreprises ont réalisé des bénéfices sans précédent. » [Oxfam, “Les inégalités tuent” | janvier 2022]

L’épidémie du coronavirus est un très bon analyseur social d’un système qui conduit le monde depuis au moins trois siècles et dans lequel la richesse produite est en grande partie accaparée par une toute petite minorité. Celle-ci se rassure en parlant “ruissellement” (la richesse produite, plus par la spéculation que par le travail, est en grande partie réinjectée dans l’économie par la consommation et l’investissement plutôt que par l’impôt et les taxes, ce qui serait favorable à l’emploi, mais n’est pas vraiment démontré) : « Jupiter, après avoir gravi l’Olympe et trouvé demeure à l’Élysée, voulut aussitôt combler les hommes, leur apporter croissance et prospérité. Il avait son idée. (mais) Le ruissellement n’est ni une théorie ni une réalité. C’est une grosse vanne. Les dieux se moquent des hommes, on le sait depuis Homère. » [Antoine de Ravignan, “Parlez-vous l’éco ? Le ruissellement” | Alternatives économiques N° 414 | juillet 2021].

Logiquement, cette théorie du ruissellement est validée par les sympathisants LR et LREM, qui estiment à 70 % que « plus il y a de riches, plus cela profite à l’ensemble de la société », alors qu’à gauche ce résultat atteint au maximum 29 % (P.S.), [Fractures françaises 2021, op.cit.] ; nouvel indicateur confirmant que la distinction droite / gauche est encore bien présente dans l’opinion. Le magazine Alternatives économiques [dossier “Présidentielle : le retour du clivage droite-gauche” | avril 2022] en souligne également les différences en comparant les programmes des candidats, ainsi :

  • « Flambée des prix de l’énergie, revalorisation du SMIC : où trouver son ou sa candidate du pouvoir d’achat ? Réponse : plutôt à gauche. Les baisses de cotisations proposées par la droite sont autant de manques à gagner pour la protection sociale, qui risque d’en faire les frais »
  • « Pour faciliter les installations et relocalisations des entreprises, les candidats misent à droite su la baisse de la fiscalité, tandis que ceux de gauche veulent investir et conditionner les aides »
  • « Le dernier quinquennat a creusé les inégalités. Et seuls certains candidats proposent des mesures susceptibles d’inverser la tendance. À gauche, tous les candidats souhaitent le retour de l’ISF. À droite, aucune réforme du barème de l’impôt sur le revenu n’est envisagée »
  • « Le renforcement des services publics est au programme de tous les candidats de gauche. À droite et à l’extrême-droite les services publics se lisent d’abord dans les politiques sécuritaires »

Ces quelques comparaisons confirment bien que les projets politiques “droite / gauche” ne peuvent être confondus et qu’il convient d’y prêter attention au moment de voter.

Les conséquences observables en France d’un système néolibéral avec un supposé ruissellement, sont nombreuses, citons simplement l’une des dernières dont on parle abondamment : le groupe Orpea gestionnaire de façon lucrative de nombreux Ehpad, avec un slogan, “La vie continue avec nous”, particulièrement trompeur tant les dysfonctionnements y sont nombreux. Ils ont été révélés par le journaliste Christophe Castanet dans son livre Les Fossoyeurs [janvier 2022, éd. Fayard] et confirmés par une double enquête de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l’Inspection générale des finances (IGF), dont le rapport « considère qu’Orpea poursuit en priorité un objectif de performance budgétaire qui contribue à la mauvaise qualité de vie des résidents et des soins qui leur sont prodigués. » [Béatrice Jérôme, Le Monde | 21 mars 2022]. Il s’en suit qu’une partie de l’argent public (en provenance de l’État et des Départements) est reversé en dividendes à des fonds de pension américains qui constituent une bonne part du capital d’Orpea. Optimiser les couts, c’est-à-dire “faire plus avec moins” est également la stratégie développée en France depuis plusieurs années pour les hôpitaux publics dans lesquels, entre 2017 et 2020, 17 600 lits ont été supprimés, donc y compris pendant la pandémie (source : Statistique annuelle des établissements de santé, réalisée par la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, rattachée au ministère de la santé).

L’exemple d’Orpea met en évidence une question d’ordre politique : des services publics médico-sociaux peuvent-ils être confiés à des entreprises lucratives pour des porteurs de capitaux externes dont le seul intérêt est de faire du profit et de percevoir des dividendes ? Je ne le pense pas et suis loin de partager la grande envie de privatisation dans tous les domaines publics voulue par Monsieur Macron et son gouvernement actuel ou futur.

Cependant en politique, économie et environnement ne sont pas les seules variables, d’autres domaines – protection sociale, culture, éducation, santé… — moins planétaires, dépendent beaucoup de décisions nationales et donc de choix dans l’utilisation des impôts. On peut donc espérer… avec Jayati Ghosh, qui conclut ainsi son avant-propos [Oxfam 2022 [op.cit.] : « Il est désormais indispensable de changer de cap. Nous avons bien sûr besoin de solutions systémiques, comme inverser les privatisations désastreuses de la finance, des connaissances, des services publics et collectifs, ainsi que des biens communs de la nature. Mais aussi de politiques fiscales accessibles qui taxent la fortune et les multinationales. Nous devons enfin démanteler les inégalités structurelles de genre, d’origine ethnique et de caste qui alimentent les disparités économiques. Ce document incisif et pertinent d’Oxfam démontre clairement que si les inégalités sont mortelles, des solutions sont à notre portée. Moyennant une mobilisation publique et un imaginaire collectif plus forts, tout est encore possible. »

Cet imaginaire existe et je l’ai rencontré dans deux cadres économiques qui ne fonctionnent pas, sauf exceptions, dans le système capitaliste boursier dont on vient d’entrevoir les méfaits, il s’agit de l’économie sociale et solidaire d’une part, des très petites entreprises d’autre part. Que représentent dans l’économie réelle ces deux secteurs d’activité, souvent au fait de l’innovation et créateurs d’emplois ?

L’économie sociale et solidaire (ESS)

  • rassemble : les coopératives, les associations loi 1901, les fondations, les mutuelles santé et assurances à but non-lucratif, Les entreprises commerciales d’utilité sociale (loi “Hamon” du 31 juillet 2014)
  • représente : 200 000 entreprises, 2,4 millions de salariés, soit 14 % de l’emploi du privé, 10 % du PIB (résultats 2019, sources : ministère de l’économie et des finances)

Par expérience, je pense que l’ESS est un domaine davantage porté par la gauche.

Les très petites entreprises (TPE), et micro entreprises, comprenant moins de 10 salariés, chiffre d’affaire annuel inférieur à 2 millions d’euros

  • rassemblent : artisans — principalement dans le bâtiment, le transport — et commerçants toutes branches
  • représentent : 1,4 million entreprises, 3 millions d’actifs dont 2,1 millions de salariés, 9 % du PIB (résultats 2018, source : INSEE)

Notons également qu’une majorité de Français paraissent sensibles à l’économie de proximité : en effet 82 % font confiance aux petites et moyennes entreprises, et seulement 45 % aux grandes entreprises [Fractures françaises, 2021 [op.cit.]

Ces vastes domaines, favorables à l’initiative imaginative, à d’autres façons de travailler moins hiérarchisées, à l’emploi… peuvent-ils se développer grâce à des politiques qui leur seraient favorables ? C’est en tout cas ce qu’ils souhaitent beaucoup dans leurs appels respectifs aux candidats des élections nationales 2022 :

Cette économie de proximité non boursière représente pour l’instant environ 20 % du PIB, ce qui est loin d’être négligeable. Elle ne doit pas cependant être regardée uniquement dans sa signification comptable, elle pose en effet une question cruciale : peut-on vivre sans le capitalisme spéculatif mondialisé que certains considèrent comme le seul système économique possible ?

La réponse est évidemment oui, puisque, en France, plusieurs millions de personnes le vivent quotidiennement, mais en restant en partie dépendantes des marchés mondiaux pour certaines de leurs fournitures en matières premières et pour d’éventuelles exportations. Une partie de ces marchés pourrait-elle être davantage régulée, le modèle du commerce équitable pourrait-il être inspirant ? Notons enfin que l’économie circulaire a été récemment mise en valeur par la Commission européenne : « Changer nos modes de production et de consommation: le nouveau plan d’action pour l’économie circulaire montre la voie à suivre pour évoluer vers une économie neutre pour le climat et compétitive dans laquelle les consommateurs ont voix au chapitre » [déclaration | 11 mars 2022]. Ce vaste projet ambitieux sera-t-il à même de bouleverser les habitudes inégalitaires du marché mondial ?

C’est aux politiques de répondre à ces questions, d’où l’importance à accorder au vote en cherchant qui et quels partis politiques abordent frontalement ces problématiques systémiques ; je pense que la gauche de gouvernance y est nettement plus sensible que la droite néolibérale représentée par le candidat Macron. Ce sont des choix importants et seul le premier tour d’une élection, en proposant un large éventail de projets politiques, permet vraiment de les faire. Dans ce cadre “le vote utile” n’a aucune raison d’être, alors que lors du deuxième tour la question peut évidemment se poser.


« La paix vous la voulez profondément. […]. Et pourtant, dans cet immense et commun amour de la paix, les budgets de la guerre s’enflent et montent partout d’année en année, et la guerre, maudite de tous, redoutée de tous, réprouvée de tous, peut, à tout moment, éclater sur tous. D’où vient cela ? »       Jean Jaurès  “Le capitalisme porte en lui la guerre” | discours à l’Assemblée nationale 7 mars 1895


[1] sondage réalisé auprès de 983 personnes constituant un échantillon représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Interrogées par internet du 25 au 27 août 2021. Marge d’erreur à ± 2 %

[2] sondage réalisé auprès de 13 269 personnes, constituant un échantillon national représentatif de la population française, inscrite sur les listes électorales, âgée de 18 ans et plus. Interrogées par internet du 21 au 24 mars 2022. L’ampleur de l’échantillon réduit la marge d’erreur à ± 0,8 %.

Quand Emmanuel Macron s’empare des biens communs…

48e Forum économique mondial Davos 2018

le Président de la République, Emmanuel Macron, était attendu au tournant…

davos 2018

Long discours centré sur la nécessité de la mondialisation non seulement économique mais aussi sociale, éducative, environnementale… avec un fort recours au privé; discours très chaleureusement accueilli par un public ayant, il est vrai, sans doute besoin de se réchauffer, et on ne peut plus conforme à ce genre de manifestation convenue , seul Donald Trump a eu droit à quelques sifflets désobligeants, mais rien de surprenant à tout cela, nous sommes en effet en plein dans “La Société du Spectacle”, chère à Guy Debord.

La lecture  de l’intégralité de la transcription du discours d’E. Macron fait apparaître une très nette orientation vers le monde de l’entrepreneur responsable socialement (RSE) et qui ose prendre des risques avec droit à l’erreur et baisse d’impôts; étroitement articulé au monde de la finance pour l’investissement et en veillant à ce que les plus-values puissent aussi profiter quelque peu aux salariés… C’est vite et partiellement dit de ma part, mais par intérêt personnel ce qui a surtout retenu mon attention est le passage suivant (souligné par mes soins) :

« Et au-delà de ce que nous faisons dans nos pays, de ce qui est nécessaire à faire pour l’Europe, nous avons quand même à retrouver, me semble-t-il, une forme de cadre, de grammaire du bien commun. On a des biens communs et ces biens communs sont mondiaux aujourd’hui, c’est le développement économique durable, l’environnement, la santé, l’éducation, la sécurité et la cohésion sociale, les droits de l’homme, et ces bien communs on ne peut jamais décider d’y renoncer. Et on doit dans nos stratégies et nos approches réussir à les articuler et à créer les bons forums pour recréer parfois de la régulation sur ces biens communs de manière coopérative. Le défi est maintenant chez nous et la question est de savoir si on sait refonder un vrai contrat mondial et un vrai contrat qui n’est pas que celui des gouvernements. Je vous le dis très franchement, si la part de ce contrat n’est pas intégrée dans le modèle des investisseurs, dans le modèle des banques, dans le modèle des entrepreneurs, si chacune et chacun ne considère pas qu’il a une part de ce contrat mondial à porter ça ne marchera pas parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui sera tenté d’avoir une stratégie non coopérative, parce qu’il y aura en quelque sorte toujours une prime au free-riding. Et l’ennemi du bien commun c’est le passager clandestin et aujourd’hui nous sommes en train de tomber dans une situation où dans notre mondialisation une majorité de puissances sont en train de devenir des passagers clandestins des biens communs, c’est ça la situation que nous vivons aujourd’hui »

Par ailleurs, et c’est essentiel, l’eau, les terres arables, les forêts, l’espace planétaire, tout ce qui est fondamentalement vital, ne font pas partie des objectifs proposés par E. Macron.

Dans cette approche E. Macron part du principe que les biens communs qu’il cite préexistent, que cela va de soi naturellement. Or il suffit des les examiner un par un pour se rendre compte que c’est loin d’être le cas de par le monde et qu’il s’agit plus d’une déclaration incantatoire d’intentions, fort louables peut-être, mais très loin de la réalité, un simple exemple pour l’illustrer : « Nous le répétons à nouveau : l’espace n’est pas un bien commun global (global commons), ce n’est pas le patrimoine commun de l’humanité, pas plus que ce n’est une res comunis ou un bien public. Ces concepts ne figurent pas dans le traité international sur l’espace et les États-Unis ont constamment répété que ces idées ne correspondent pas au statut juridique réel de l’espace. » ( Scott Page, directeur de l’Agence spatiale. Quartz 19 déc. 2017). Ce qui permet aux grandes entreprises américaines d’envisager sereinement l’avenir de leurs ressources naturelles : « Après la ruée vers l’or du XIXe siècle, verra-t-on au XXIe la ruée vers les astéroïdes et leurs richesses minières ? Jeff Bezos, le patron d’Amazon, et Elon Musk, celui de Tesla, rivalisent en projets de fusées de nouvelle génération. » (Thierry Noisette, L’Obs Rue 89, 30 nov. 2015)

Mon approche des (biens) communs, loin de n’être que la mienne, définit un processus à l’initiative de collectifs privés ou (et) publics, conduisant à  une construction sociale pour la gouvernance des ressources naturelles ou de la connaissance. Ce qui pose indubitablement la question du droit de propriété ( par exemple sur le foncier agricole, l’eau, le spatiale, la connaissance…) et du droit d’usage ; dimension que les forums de Davos sont très loin d’aborder, mais cela semble assez logique puisque la politique néo-libérale favorise, on ne peut plus,  la privatisation avec “enclosure” des ressources qu’elles soient matérielles ou immatérielles.

Manifestement le propos d’E.Macron a fait mouche dans l’opinion et pour l’instant on ne sait trop comment lui répondre : « On ne peut riposter à un discours que par un contre-discours, mais quels moyens avons-nous réellement de répondre et de nous faire entendre pour proposer une autre vision des Communs ? », note Lionel Maurel dans son commentaire. On peut aussi riposter par l’action, et il y en a beaucoup avec de multiples façons de faire dans tous les domaines; ce qui leur manque peut-être serait de leur donner un “sens commun” et d’en faire un récit audible et convaincant…


Voir également : 


Vers bibliographie “communs et économie sociale et solidaire”


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