Voter blanc, quelle signification ?

En ces temps d’élections nationales, le deuxième tour de la présidentielle est un bis, puisque les deux candidats restant sont les mêmes qu’en 2017. J’aurais souhaité un tout autre cas de figure, mais les circonstances ont fait que Jean-Luc Mélenchon est troisième bien que son score soit  supérieur de 9% (+652.569 voix) à celui de 2017, il était alors allié au PCF. Sa concurrente Marine le Pen a également progressé de 6% (+455.337 voix) malgré la présence de l’histrion Zemmour, ce qui aurait pu la désavantager. Alors pour qui voter ou ne pas voter au deuxième tour ?

Front Républicain ou non, j’ai beaucoup de difficulté à me faire à l’idée de déposer un bulletin en faveur du candidat Macron, représentant une politique néolibérale que je n’approuve pas, tant ses conséquences inégalitaires, en France et dans le monde, me paraissent contraire à l’esprit fondateur des droits de l’Homme [cf. Dan Edelstein et Thérence Carvalho, Cahiers Jean Moulin | novembre 2020]. . Et je ne vois pas pourquoi et comment E. Macron serait amené à changer cette représentation, peut-être « Préhistoire du futur qui explore sans relâche l’infinité des mondes possibles et les débâcles où ils conduisent l’humanité. » [série de Benjamin Abitan, France culture | 13 avril 2022]. Certes il peut s’adapter, comme il l’a fait entre deux tours avec son insistance sur le climat et l’écologie, il peut discuter de quelques aménagements, et emprunter à Philippe Poutou une citation de Gramsci : « Nos vies valent plus que vos profits », ou à Jean-Luc Mélenchon « l’Avenir en commun« , mais globalement il restera sous la pression constante des grands lobbys internationaux qui demeurent les invariants de la conduite du monde.

C’est pour ces raisons qu’il m’est impossible de voter E. Macron, et ce d’autant plus qu’il ne craint rien ! Dans la dernière enquête électorale 2022 IPSOS (15-18 avril, pour SciencePo, le Monde, Fondation Jean Jaurès ; échantillon de 7.563 personnes se déclarant certaines de voter) les deux candidats sont séparés par un écart de douze points (marge d’erreur ±1,1) :  Macron 56% / Le Pen 44% ; en janvier 57 / 43.  À quatre jours du deuxième tour un tel écart ne permet pas d’envisager une « remontada » inattendue et ce qui est possible au foot, ne l’est pas pour des élections ! Il s’agit d’un choix définitif pour 86%, par adhésion  pour 57% des votants Macron.

Il semble donc tout à fait possible de ne pas apporter une caution implicite au candidat Macron. Reste à savoir comment exprimer une opposition aux deux candidats. Abstention et vote blanc ou nul n’ont pas  la même signification : l’abstention a de nombreuses motivations, certaines n’ayant rien de politique ; en revanche le vote blanc est un geste délibéré qui peut signifier un profond désaccord avec les projets des candidats. En 2017 il représentait au premier tour 1,4% (660.000 voix) des inscrits et au second 6,4% (3.021.500 voix). Ce résultat, qui fut très peu commenté, n’est pourtant pas négligeable, même s’il est encore très loin des 80% de votes blancs évoqués par José Saramago dans son roman « La Lucidité » [Seuil | 2006]…

C’est une fable politique qui se déroule dans « la capitale non spécifiée d’un pays dirigée par un la-lucidite_saramagoparti conservateur et de tradition religieuse — on peut deviner à un endroit qu’il s’agit du Portugal — Elle est frappée d’une “épidémie” de votes blancs qui surpassent les suffrages exprimés ; le gouvernement décrète l’état de siège pour que les citoyens de la ville “récupèrent la raison” ». [Wikipédia]

« Des milliers de personnes de tous âges, toutes idéologies et toutes conditions sociales confondues, ont compris que voter blanc n’est pas s’abstenir. Elles manifestent à nouveau leur mécontentement à l’égard des partis et de la politique et refusent de prendre part à une mascarade qui légitime le pouvoir établi : cette fois-ci, ce sera 80% de votes blancs. Une véritable révolution » [Ramón Chao, ”Il reste la possibilité de voter blanc” | Le Monde diplomatique | avril 2007]

Dans cet ouvrage, José Saramago (prix Nobel de littérature en 1998) met en évidence un paradoxe de la démocratie représentative : dans l’opposition “riches” | “pauvres”, ce sont toujours les premiers qui sortent vainqueurs des élections et exercent le pouvoir dans le sens de leurs intérêts, alors qu’ils sont ultra minoritaires en nombre, et d’une élection à l’autre les “pauvres”, pourtant bien plus nombreux, demeurent privés d’expression et de pouvoir.

Pendant la campagne de l’élection présidentielle quels candidats se sont souciés des « gens de peu » [Pierre Sansot, Les gens de peu | PUF | 2009] ? C’est presque une évidence de noter que le pouvoir d’achat est la toute première préoccupation pour 70% des Français, très loin devant la santé (30%), la guerre et l’environnement (27%) [total supérieur à 100, trois réponses possibles |  enquête électorale IPSOS, op.cit.]. À l’examen il apparaît que Jean-Luc Mélenchon, Marine le Pen et Fabien Roussel se sont les plus exprimés à ce sujet, en insistant sur les conditions de vie difficiles de beaucoup de leurs concitoyens et en l’évoquant dans leur programme et leurs conférences. Mais ils ne seront pas en mesure de le mettre en œuvre, sauf, bien entendu,, si J-L. Mélenchon parvenait à devenir Premier ministre, grâce à des élections législatives gagnantes pour la gauche, objectif loin d’être atteint !

« La fable de José Saramago dit dans un langage fantastique, sarcastique et parodique la vision conspirative du pouvoir politique, le cynisme de dirigeants et leur violence ultime — et ce, comme bien des penseurs avant lui, dans le langage plus abstrait de la philosophie politique. En dévidant l’écheveau des potentialités d’une hypothèse apparemment aussi insignifiante que le vote blanc, il offre cependant une formulation littéraire de ce que Max Weber a nommé en langage sociologique la “domestication des dominés”  » [Alain Garrigou, “La peste blanche” | Le Monde diplomatique |15 juin 2020]

Si J. Saramago s’en prend à un mode de représentation politique aux résultats qui conduisent à maintenir de profondes inégalités, ne serait-ce que pour se faire entendre, il ne s’oppose pas cependant au concept même de démocratie, sous réserve que « Si nous ne trouvons pas un moyen de la réinventer, on ne perdra pas seulement la démocratie, mais l’espoir de voir un jour les droits humains respectés sur cette planète. Ce serait alors l’échec le plus retentissant de notre temps, le signal d’une trahison qui marquerait à jamais l’humanité » [José Saramago, “Que reste-t-il de la démocratie ?” |  Le Monde diplomatique | août 2004]

Concernant l’actuelle élection présidentielle, je ne crois pas me tromper en affirmant que les jeux sont faits et qu’il est inutile d’ajouter des voix à un candidat dont est loin de partager les objectifs politiques et la manière dont il exerce le pouvoir.

Un tableau permet de se rendre compte que les écarts entre un dernier sondage et le résultat du vote du deuxième tour sont minimes ceci pour toutes les élections présidentielles de la Ve République. 

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Il n’y a aucune raison pour que cette tendance ne soit pas confirmée dimanche, même si M. le Pen fait 10 ou 15 points de plus qu’en 2017, pourquoi en est-elle là, et pourquoi est-elle là ? La question mérite grande attention, mais cette élection n’est que le reflet d’une longue mise en scène depuis plusieurs années.  le taux d’abstention sera sans doute identique à un ou deux points près.
E. Macron sera donc élu dimanche mais avec quelle marge ? Il a  beaucoup « dragué » ces derniers jours (à Figeac entre autre) pour asseoir sa légitimité en obtenant le plus de points possibles, type J. Chirac en 2002 (82%), tout en répétant à l’envie que « rien n’est joué », ce qui est largement repris par les médias.
C’est pourquoi il ne me paraît pas souhaitable de « trop » encourager le vote Macron afin qu’il ne s’imagine pas, à tord, qu’il bénéficie d’un grand appui populaire pour « réconcilier la bienveillance et l’ambition » ! (à Figeac, vendredi 22 avril)  et parvenir à ce que les grandes métropoles et la ruralité fassent « bloc » [Le Monde 22 avril 2022) Tout un programme!

Résultats du vote deuxième tour le 24 avril 2022 : Macron : 58,6%, Le Pen : 41,4%, abstention : 28%. Soit deux points d’écart avec les dernières estimations IPSOS.


Compléments

L’ADN de l’Humanité

Ou comment s’opposer aux idées et projets Zemmou…riens, grâce à la génétique…

téléchargement du texte

Des livres peuvent particulièrement retenir notre attention avec l’envie de le faire savoir, c’est mon cas pour L’Odyssée des gènes (Flammarion 2020) écrit par Évelyne Heyer, biologiste de formation et qui enseigne l’anthropologie génétique. Ce titre peut faire penser à une fiction, mais nous sommes loin des mythes d’Homère ou de Stanley Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace) ! On est en fait de plain-pied dans le réel de l’histoire de l’aventure humaine racontée de façon alerte et tout à fait compréhensible – même sans vraiment de connaissances en biologie – par une scientifique passionnée de recherche sur l’ADN : « Après un petit détour sur ce qui “fait” ou non l’Homme en nous comparant à nos plus proches cousins les chimpanzés, nous verrons comment depuis notre aventure hors d’Afrique, (commencée) il y a plus de 100 000 ans, nous avons conquis la planète. Cette épopée, qui s’est effectuée au gré des mélanges et migrations, semblait à jamais inaccessible, bien qu’inscrite dans notre ADN. Or il est désormais possible de lire dans notre code génétique à livre ouvert et de remonter progressivement dans le passé. »

« J’ai commencé à travailler sur des populations humaines et, dès les premiers travaux, j’ai réalisé qu’on ne odyssee gene_editedpouvait saisir la diversité humaine qu’en intégrant la culture, la langue, les habitudes. […] J’ai croisé très vite la génétique et les sciences humaines. […] C’est en se confrontant à la différence que l’on retrouve l’universel dans l’humain. J’ai la chance dans mon travail d’allier la science à la rencontre des autres » [“Évelyne Heyer : les gènes, une machine à remonter le temps” | France-Culture, La grande Table Idées par Olivia Gesbert | 13 oct. 2020]

De cet enseignement d’Évelyne Heyer, j’ai retenu deux points clés :

  • « Malgré l’ubiquité de notre espèce, c’est celle qui possède le niveau de diversité génétique le plus faible : nous sommes tous identiques à 99,9 %», et de la même origine africaine…
  • « Dans toutes les espèces, animales ou végétales, la migration est nécessaire. Une espèce ou un groupe qui reste isolé s’appauvrit génétiquement au fil des générations. Les migrations sont fondamentales pour maintenir la diversité génétique, et pour bénéficier, par chance, de mutations qui permettront de résister à de nouveaux pathogènes ou de nouvelles conditions d’existence. » [“Avec votre ADN, je peux raconter des choses sur l’histoire de l’humanité” | Libération 16 septembre 2020]

Ces deux points parmi d’autres et dont l’étayage est solide, devraient normalement permettre de déconstruire toutes les idéologies xénophobes, racistes et discriminantes véhiculées par Éric Zemmour, la famille Le Pen et consorts. À la condition toutefois qu’ils puissent être développés publiquement à grande échelle, ce qui est loin d’être le cas. En effet, la parution du livre d’Évelyne Heyer à l’automne 2020 n’a pas provoqué un déferlement médiatique : hors les articles dans des revues scientifiques, j’ai compté une dizaine de recensions dans les journaux et radios “grand public” et pas une seule émission télévisée. Un an plus tard, E. Zemmour, à l’occasion de la parution de son dernier livre “La France n’a pas dit son dernier mot”, en obtient au moins dix fois plus ! Les médias devraient être beaucoup plus attentifs à cette grande inégalité de traitement de l’information et faire en sorte que ce qu’ils mettent en avant ne soit pas exclusif.

Je note cependant que France Inter a réussi à capter l’attention de ses auditeurs du samedi avec une heure “Sur les épaules de Darwin” pendant laquelle Jean-Claude Ameisen développe avec humour et poésie des thématiques proches de celles d’Évelyne Heyer. Cette émission peut dépasser le million d’auditeurs ! Et son contenu est régulièrement publié en livres ; dans le dernier tome, Sur les épaules de Darwin : Retrouver l’aube, [France Inter / Les liens qui libèrent | 2014], J-C. Ameisen évoque l’importance des apports de la recherche en génétique.

Qu’est-ce qui pourrait bien empêcher que d’autres radios et chaînes de télévision grand public s’inspirent de ce genre d’émission, au lieu de favoriser outrageusement des personnages qui ne cherchent qu’à développer et entretenir les peurs les plus archaïques ?

“Qui ne sait pas d’où il vient, ne sait pas où il va”, Victor del Árbol, Le Poids des morts | 2006 | Actes Sud


Pour compléter  :

  • Homo sapiens dans le buisson du vivant” avril 2020
  • Génétique, métissage et pathogènes, du Néandertal au Covid-19” | France Culture | 13 oct. 2021. Avec Lluis Quintana Murci, généticien, auteur de : Le Peuple des Humains. Sur les traces génétiques des migrations, métissages et adaptations | 2020 | éd. Odile Jacob

Apeirogon : Palestine – Israël

texte téléchargeable       vers page Palestine / Israël

ap_01Je termine la lecture de Apeirogon de Colum McCann, livre étrange dans sa conception à la fois récit historique et roman, mais enthousiasmant, émouvant. À sa parution en 2020 [éd. Belfond], la critique a été particulièrement élogieuse : « On le déguste avec éblouissement et gratitude [Florence Noiville, Le Monde | 19 août]… Un hymne éblouissant à la mémoire et à la paix [Carine Azzopardi, FranceInfo | 13 oct.]… Le Chant pour la paix [Didier Jacob, Nouvel Observateur | 14 oct.]… Un livre monumental [Guillaume Erner, France Culture Les invité du matin | 25 sept] ».

Seule Alexandra Schwartzbrod dans Libération émet quelque réserve : « L’idée est de montrer toutes les facettes d’un conflit multiple et les liens de cause à effet entre les tragédies, parfois même l’absurdité de ce conflit. Le procédé est intéressant, brillant, mais il entrave terriblement la lecture, bride le romanesque et finit par lasser » [“Colum McCann, heurts d’Apeirogon”| Libération |11 sept 2020]. En fait, je n’ai été ni entravé, ni lassé, mais vraiment étonné par une œuvre aux multiples facettes…

ap_0Le cœur de l’ouvrage c’est d’abord l’histoire bouleversante de l’Israélien Rami Elhanan, père de Smadar, 14 ans, tuée dans un attentat en plein centre de Jérusalem-Ouest le 4 septembre 1997 (cinq morts dont trois adolescentes), et du Palestinien Bassam Aramin, père d’Abir, 10 ans, tuée le 20 janvier 2007 par le tir d’un jeune soldat israélien se sentant menacé, alors qu’elle se rendait à son école à Beit Jala, ville proche de Bethléem en Cisjordanie.

Les deux hommes n’ignorent rien de la violence de la guerre : à 17 ans, Bassam a été emprisonné pendant sept ans pour actes jugés terroristes. À 23 ans, Rami a fait la guerre du Kippour dans une compagnie de chars en grande partie décimée, “là où on nous apprend à avoir peur des arabes”. Mais la mort de leur enfant a complètement bouleversé leur vie, leur façon de penser et d’agir.

Je reviendrai plus longuement sur cette grande page de l’histoire israélo-palestinienne après avoir évoqué l’originalité de la composition du livre. Déjà le titre surprend : l’apeirogon serait une figure géométrique sans limite ou plus exactement un polygone au nombre infini de côtés, ce que j’ai bien du mal à me représenter ! Toujours est-il que Colum McCann a utilisé ce mot trouvé, dit-il, “par hasard, venant de nul part et tellement mystérieux” [France-Culture, op.cit.], pour en bâtir mille-et-un fragments (ou chapitres parfois très courts), tel le conte arabo-persan “Les Mille-et-une Nuits”, dans lequel tout finit par s’enchâsser. C’est bien le cas aussi dans Apeirogon, mais c’est loin d’être toujours évident à saisir !

Ainsi le chapitre 6 est consacré au dernier repas d’ortolans de François Mitterrand le 31 décembre 1995, quelque jours avant sa mort : « Ce mets incarnait à ses yeux l’âme de la France », écrit C. McCann ; est-il outré par cette dégustation rituelle d’un tout petit oiseau interdit de chasse et qui s’achète clandestinement autour de 100 € pièce ? En tout cas je le suis ! et ne serait-il pas alors plus juste de dire : “braver l’interdit incarne l’âme de la France” ?

Mais je crois que l’enchâssement est à rechercher ailleurs que dans les transgressions coutumières d’un ancien président de la ap_03République. Les oiseaux, ortolans compris, tiennent une grande place dans Apeirogon : « Je n’étais pas tellement intéressé par les oiseaux jusqu’à ce que j’aille à Jérusalem […]. Israël et la Palestine c’est la deuxième autoroute au monde pour les migrations d’oiseaux […]. Ils survolent cet espace aérien. Et souvent, ils atterrissent sur le sol et ils apportent en quelque sorte les récits d’autres endroits à ce lieu particulier. Nous avons là le lieu de rencontre de trois continents l’Afrique, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie, lieu de rencontre des principales religions du monde […]. Oui, oui, il y a un conflit terrible et il y a énormément de tristesse. Il y a aussi une beauté incroyable là-bas. Je voulais capturer cette beauté à travers les formes de ces oiseaux migrateurs ». [France Culture | op.cit.].ap_04

Smadar avait accroché dans sa chambre une reproduction de la colombe de la paix de Picasso. « Ne laissez pas tomber le rameau d’olivier de ma main » [Yasser Arafat, assemblée générale des Nations-Unies |1974].

Je pourrais citer plusieurs autres fragments que je n’ai pas toujours su enchâsser dans le récit des deux pères sur lequel on revient toujours d’une manière ou d’une autre, et c’est là l’essentiel.

ap_05Bassam et Rami ont fait connaissance dans l’association Les Combattants de la paix : « Nous sommes un groupe de Palestiniens et d’Israéliens qui ont pris une part active au cycle de violence dans notre région : des soldats israéliens servant dans l’armée israélienne et des Palestiniens en tant que combattants luttant pour libérer leur pays, la Palestine, de l’occupation israélienne. Nous – au service de nos peuples, nous avons brandi des armes que nous nous sommes dirigées les uns contre les autres et que nous ne nous voyions que par des armes à feu – avons établi des combattants pour la paix sur la base des principes de non-violence ». [cf. également “Le long du mur, avec les Combattants pour la paix”| Camille Laurens, Gisèle Sapiro | Libération | 30 mai 2013]

Depuis, ces deux grands amis parcourent le monde pour raconter inlassablement, à des publics très divers, la mort de leur enfant, ap_06leur douleur et celle leur famille, les absurdités de la guerre en Palestine, et évoquer la parole et la non-violence comme seules armes possibles pour parvenir à la paix : « Nous vous demandons de retirer vos armes de nos rêves. Nous en avons assez, je dis, assez, assez […] La seule vengeance consiste à faire la paix. Nos familles ne font plus qu’une dans laap_10 définition atroce des endeuillés. Le fusil n’avait pas le choix, mais le tireur, lui, l’avait ». Le plus souvent ils sont accueillis chaleureusement, mais il arrive parfois qu’ils soient hués, traités de vendus, “terroriste un jour, terroriste toujours”… Comment peux-tu faire ça ? Tu soutiens des gens qui ont tué ta fille. Je ne comprends pas”…

Apeirogon m’a aussi permis de réactualiser des faits parfois oubliés. Ainsi, Rami est le mari de Nurit Peled Elhanan, dont le père Matti Peled (1923-1995), général de l’armée israélienne, après s’être illustré durant la “guerre des 6 jours” en 1967, était devenu militant pacifiste dénonçant l’absurdité de l’occupation d’une grande partie de la Cisjordanie et de Gaza.

Nurit, professeure de littérature à l’université hébraïque de Jérusalem, prix Sakharov en 2001, est connue comme une grande ap_07militante pacifiste. Aux obsèques de sa fille Smadar, elle refuse la présence des autorités israéliennes dont Benjamin Nétanyahou, pourtant ami d’enfance et d’études. Elle l’interpelle directement au téléphone : “Bibi qu’as-tu fait ?” puis l’accuse dans un long article publié par Le Monde Diplomatique en octobre 1997, et dans lequel elle ne mâche pas ses mots : « Et voilà : la plus monstrueuse parmi les monstruosités qu’on puisse imaginer a frappé notre foyer. Je répète donc aujourd’hui ce que j’ai dit, et avec encore plus de détermination, alors même que mes yeux ruissellent de larmes et que le visage mutilé de Smadar, notre petite et si belle princesse, est toujours là devant moi. Et j’ajoute : c’est la politique du premier ministre, “Bibi” Nétanyahou, qui a amené le malheur dans notre famille. […] Depuis trente ans, Israël a mené une politique désastreuse pour nous comme pour nos voisins. “Nous” avons occupé de vastes territoires, humilié et spolié des hommes et des femmes, détruit des maisons et des cultures. Et, par la force des choses, la riposte est arrivée. On ne peut pas tuer, affamer, boucler dans des enclaves et abaisser tout un peuple sans qu’un jour il explose. C’est la leçon de l’histoire. Mais “Bibi” n’a pas la moindre notion d’histoire. […] Il accusait mon père, partisan de la paix avec les Palestiniens, d’être un agent de l’OLP. En fait, “Bibi” est incapable de comprendre comment un homme peut être guidé par des idéaux de paix. […] Si l’on n’arrête pas cette folie, les flammes de la guerre consumeront tout ».

Mais comment arrêter cette folie ? En fin de lecture, je me suis demandé si la force de résister de manière non violente que ces familles israéliennes et palestiniennes puisent dans leur immense douleur, conduisait ou non à des changements dans la politique d’Israël à l’égard de la Palestine : “Bibi” est toujours là et même s’il est en difficulté et perd le soutien extravagant de D. Trump, la droite qu’il représente demeure obnubilée par l’idée d’aboutir à un État juif allant jusqu’au Liban, voire au-delà, et la gauche israélienne n’y voit plus très claire dans ses choix…

Et il y a le doute… exprimé par Daniela, amie de Smadar et blessée lors de l’attentat de 1997 ; elle échange avec Rami, non dans le livre mais dans un excellent film documentaire (à voir) : « je ne sais pas si ça vaut la peine de discuter. Je ne sais pas si ça nous mène à quelque chose. C’es décourageant. Je ne sais plus vraiment contre qui je suis en colère : contre le gouvernement israélien qui n’a pas réagi ? Contre les Palestiniens qui sacrifient leur vie ? Je ne sais plus contre qui je suis en colère… » [“Israël – Palestine les combattants de la paix”, documentaire réalisé par Shelley Hermon | France Télévisions | 2012]

Pour clore en gardant de l’espoir : Yigal et Araab, fils de Rami et Bassam, prolongent en public la mission de leurs pères : « Nous ne parlons pas de la paix, nous la faisons. Prononcer leurs prénoms [de nos sœurs] ensemble, est notre simple, notre unique vérité. »

Et une nouvelle récente peut renforcer cet espoir, en effet, pour la première fois dans l’histoire de l’occupation de la Palestine « une organisation israélienne, B’Tselem, dénonce un régime d’apartheid. L’organisation de défense des droits de l’homme israélienne accuse l’État d’entretenir un régime de suprématie juive entre le Jourdain et la Méditerranée. » [Louis Imbert, Le Monde | 12 janvier 2021 | rapport publié le 10 janvier en anglais]

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Références complémentaires

  • “Israël : les Palestiniens sont victimes d’un apartheid” | Amnesty International | février 2022
  • À propos de l’apartheid en Palestine, tribunes parues dans Le Monde en  septembre 2021 ; « Le terme “apartheid” permet de penser dans la durée l’asymétrie des relations israélo-palestiniennes », est le titre d’une tribune parue le 28 septembre et signée par un certain nombre de personnalités (dont Alain Gresh), en réponse à : « Antisémitisme : La question israélo-palestinienne ne doit pas être l’exutoire des passions primaires », autre tribune parue le 8 septembre, au contenu anhistorique et humiliant, signée par des personnalités (pas les mêmes !), dont on peut se demander ce que certaines font là…
  • Susan Abulhawa« Apeirogon : un autre faux pas colonialiste dans l’édition commerciale. Le dernier roman de Colum McCann mystifie la colonisation de la Palestine comme un conflit compliqué entre deux parties égales. »| Aljazeera-Opinion | 11 mars 2020
  • Raja Shehadeh, réponse à Susan Abulhawa : « Ce n’est pas l’affaire de Colum McCann dans son roman «Apeirogon» de fournir des solutions politiques au conflit. Il met en lumière d’une manière artistique très émouvante, l’humanité de deux individus, le père israélien qui a perdu un enfant tout comme il fait la perte du père palestinien. Comment pouvons-nous nous en offenser ? » [Mondoweiss | 3 juil. 2020 

Autres articles publiés

« Sorbonne Plage »

sorbonneSous ce titre Édouard Launet, journaliste à Libération, raconte les vacances bretonnes d’une pléiade de savants parisiens (nombreux physiciens dont plusieurs seront prix Nobel) sur la petite presqu’île d’Arcouest à proximité de Paimpol dans les Côtes d’Armor.

C’est une véritable tribu qui, depuis le début du XXe siècle, vit en « phalanstère » (l’expression est de E. Launet) pendant de longues vacances d’été. Que font-ils ? Ce que pratiquent habituellement tous les vacanciers de leur milieu : baignade, voile, pêche, fête…, dans un « entre-soi » peu favorable aux contacts avec la population locale ou d’autres vacanciers. Mais cette histoire serait sans doute d’une grande banalité si elle en restait à narrer le bien-vivre de quelques personnes aussi savantes fussent-elles ! L’essentiel est en fait dans le rapprochement que fait l’auteur entre Arcouest et Hiroshima,  le lien étant la radioactivité et la fission nucléaire. En effet, Marie et Pierre Curie, Jean Perrin… sont là au début, puis Irène et Frédéric Jolliot-Curie prennent le relai jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui verra la tribu se disperser en grande partie.

Les fondements de la tribu, c’est en premier lieu le soutien apporté à  Alfred Dreyfus, puis un socialisme humaniste, enfin une croyance quasi absolue en la science qui serait la seule capable de vraiment faire avancer l’humanité vers plus de bien-être ; et les découvertes que certains d’entre eux font sur l’immense capacité du nucléaire à produire de grandes quantités d’énergie les confortent dans cette perspective. Ce qu’ils ne maîtrisent pas, c’est l’usage qui va être fait de leurs découvertes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale… Et la question essentielle posée dans le livre apparaît alors : il y a entre Arcouest et Hiroshima « l’image la plus achevée de ce que fut le XXe siècle : idéalisme, puis violence, puis désillusion […] Comment l’idéalisme se retrouve-t-il dévoyé dans la violence ? Et comment sort-on de la désillusion ? » Édouard Launet n’apporte aucune réponse directe à ce grand questionnement, pas plus qu’il ne cherche à accuser ni les savants, ni l’équipage de l’avion qui a lâché les bombes sur Hiroshima et Nagasaki. Il interroge l’humanité sur sa violence et nous invite simplement à en faire de même… « L’Arcouest utopie, puis nuage, puis ombre, puis rien »

Ce livre se lit aisément grâce au style vivant et coloré  de l’auteur. Du bien bel ouvrage chaudement recommandé, y compris comme lecture de vacances !

Éditions Stock, 2016

« Relevé de terre », José Saramago

Région d’Alentejo dans le sud du Portugal, début du XXe siècle : les terres agricoles sont en grande partie sous la domination d’une petite poignée de propriétaires du latifundium enrichis par l’exploitation d’ouvriers agricoles réduits au servage avec l’assentiment de l’Église catholique. Pour celle-ci le monde est invariablement constitué de riches et de pauvres, ces derniers devant admettre cette évidence puisque Dieu l’a voulu ainsi, la garde nationale de Salazar et la trop célèbre PIDE (police de défense de l’État) se chargeant de faire respecter la volonté divine en réprimant avec violence la moindre velléité de sa remise en cause.

C’est là que José Saramago situe l’action d’un roman parcourant l’histoire portugaise de la fin de la Première guerre mondiale à la révolution des œillets en 1974. Trois2012-11-06-Capturedcran2012110612_33_04 générations se succèdent dans un village « Monte Lavre » caractérisé par sa grande pauvreté.

On dit généralement que l’histoire ne se répète pas, pourtant dans la famille de João Mau-Tempo, personnage central du roman, le grand-père et sa petite fille ont les yeux bleus, alors que personne ne se souvient en avoir vu dans cette région… c’est l’une des belles surprises de ce génial roman écrit en 1980 mais traduit en français seulement en 2012.

Génial déjà par le récit d’une grande épopée révolutionnaire. J. Saramago l’introduit par une citation de Almeida Garrett  : « Et je demande aux économistes politiques, aux moralistes, s’ils ont déjà calculé le nombre d’individus qu’il est nécessaire de condamner à la misère, à un travail disproportionné, au découragement, à l’infantilisation, à une ignorance crapuleuse, à une détresse invincible, à la pénurie absolue, pour produire un riche ? » Chacun fera peut-être ce savant calcul qui serait fort utile… Le décor ainsi posé, le lecteur est amené à suivre la lente prise de conscience par un peuple de son aliénation et de la montée du désir de s’en sortir.

Génial ensuite par le style très singulier de J. Saramago, où la poésie et l’humour se côtoient amoureusement. La ponctuation peut paraître étrange par moment, mais ce détail est vraiment mineur et ne doit pas empêcher de gouter à la saveur haute en couleur de ce livre.

« Chaque jour a son histoire, il faudrait des années pour raconter une seule minute, le geste le plus insignifiant, le menu décorticage d’un mot, d’une syllabe, d’un son, sans parler des pensées qui sont choses fort touffues, penser à ce qu’on pense, ou on a pensé, ou on est en train de penser, quelle est donc cette pensée qui pense une autre pensée, on n’en finirait jamais […]

Le monde, vu de Monte Lavre, est une chose délicate, une montre minuscule qui ne supporte d’être remontée que légèrement et pas un tour de plus, qui se met à trembler, à palpiter si un gros doigt s’approche du balancier, s’il effleure, fût-ce délicatement, le ressort inquiet comme un cœur. […] Vu de Monte Lavre, le monde est une montre ouverte, avec les tripes au soleil, en train d’attendre que sonne son heure. »

Des hommes et des femmes, littéralement pliés en deux par le travail harassant de la terre et sous le joug d’exploiteurs, ont fini par se relever pour conquérir dignité et meilleures conditions de vie… Et à la fin même les morts se relèveront aussi à leur façon, comment auraient-ils pu être absents « en ce jour essentiel de soulèvement » ?

José Saramago, Relevé de terre, 1980, 2012 pour la traduction en français, Seuil


Autres lectures de José Saramago (prix Nobel de littérature en 1998)

l’Aveuglement » (1997, Seuil) Un homme, assis au volant de sa voiture, attend devant un feu rouge. Il devient soudain aveugle. C’est le début d’une épidémie qui se propage très vite à tout un pays : tout le monde, sauf une femme, devient complétement aveugle ! En quarantaine dans un hôpital ou livrés à eux-mêmes dans la ville, des hordes d’aveugles vont devoir faire face aux comportements les plus primitifs pour survivre à tout prix. Imaginons un instant la situation : plus personne pour guider, pour ordonner, pour soigner, pour ramasser les déchets etc., la seule personne valide ne pouvant agir qu’auprès d’un petit groupe d’aveugles. Tous les repères dans l’espace et dans le temps disparaissent et hommes et femmes finissent par se marcher littéralement les uns sur les autres ! Surprenant et lumineux, si j’ose dire, roman allégorique, où l’homme est pris en flagrant délit (délire) d’aveuglement sur lui-même et sur le monde qu’il construit. Livre d’une grande densité où chaque mot a son importance : « Les mots sont ainsi, ils déguisent beaucoup, ils s’additionnent les uns aux autres, on dirait qu’ils ne savent pas où ils vont, et soudain à cause de deux ou trois, ou quatre qui brusquement jaillissent, simples en soi, un pronom personnel, un adverbe, un verbe, un adjectif, l’émotion monte irrésistiblement à la surface de la peau et des yeux, faisant craquer la digue des sentiments, parfois ce sont les nerfs qui n’en peuvent plus, ils ont trop supportés, tout supporté, c’était comme s’ils portaient une armure. »

« La lucidité« , (2004, Seuil). Plus de 80% de votes blancs lors d’élections municipales dans une grande ville du Portugal ! De quoi affoler non seulement la municipalité mais aussi le gouvernement du pays. Que signifie ce vote ? Vient-il d’un pouvoir subversif méconnu ? Toujours est-il que le gouvernement, sans vraiment rechercher les véritables causes d’une telle « désobéissance civile », va isoler la ville et rechercher un bouc émissaire. Mais la population sait réagir …Étrange fiction que tous les élus du peuple devraient lire avec attention, en France on n’est pas encore à 80% de votes blancs mais le plus souvent à 50 % d’abstentions, ce qui devrait faire tout autant question…