Élisabeth IMBERT, autrice
Postface : Pierre Thomé | Contributions : Gilles Avocat et René Chenal
Première édition en 2008 / Sarl Alpes Offset Peyron 05600 Guillestre
Élisabeth Imbert, décédée en juin 2022, est historienne de formation. Elle a été à l’origine, avec Albert Manuel, du musée et de l’association du Patrimoine à Saint-Paul-sur-Ubaye qu’elle a animés pendant seize ans. Mariée à un berger éleveur de moutons né dans une famille vivant dans le village depuis plusieurs siècles, elle est imprégnée de la culture locale depuis une soixantaine d’années. Avec ses compétences d’historienne et sa passion pour la vallée de l’Ubaye, elle a conduit une recherche approfondie pour analyser un manuscrit du Moyen-Âge relatant un procès à Saint-Paul-sur-Ubaye, et faire le lien entre passé et présent.
Ce mémoire est une reprise de la première édition en 2008, en hommage à Élisabeth Imbert et aux bergers et bergères des montagnes.
Procès d’un conflit d’usage à Saint-Paul-sur-Ubaye (Hautes-Alpes)
Élisabeth Imbert
Introduction : un procès à Saint-Paul-sur-Ubaye en 1287
Un manuscrit, ancien document le plus connu évoquant Saint-Paul-sur-Ubaye, renseigne sur l’un des aspects importants de la vie de ce village au Moyen-Âge. Il s’agit d’un rouleau de parchemin de trente centimètres de large sur un peu plus de cinq mètres de long, écrit en 1287 en bas latin lors d’un procès retentissant. Propriété de la commune de Saint-Paul, il est dans un assez bon état de conservation.
Transcrit et traduit par Madame Wojciechowski, grâce à l’initiative de Madame Jacqueline Ursch, directrice des Archives Départementales de Digne, il a fait l’objet de plusieurs recherches, dont un mémoire en maîtrise d’histoire médiévale réalisé par Nicolas Portalier, université d’Aix-en-Provence en 2002.
L’étude qui suit est d’abord destinée aux habitants de ce village et aux personnes intéressées par son patrimoine et sa vie actuelle. Son but est de sortir de l’ombre ce beau document et de mettre en valeur une histoire humaine évoquant un conflit d’usage entre des paysans de Saint-Paul et des bergers venus de plus au sud. Ces derniers conduisaient un important troupeau de moutons vers les pâturages du territoire de la communauté de Saint-Paul. Cela peut sembler un incident plutôt banal, mais son importance est bien réelle puisque la Cour du Comte de Provence s’en est mêlée et beaucoup de personnes ont été amenées à se déplacer dans les difficiles conditions de l’époque pour venir témoigner.
Ce document remarquable a échappé à la destruction et a été conservé précieusement par la communauté de Saint-Paul pendant 700 ans ; il a été déposé récemment aux archives départementales des Hautes-Alpes (cote E. dépôt 193/24). Sa présentation est faite d’après le regard d’une personne qui d’abord le découvre, ensuite essaye de mieux le comprendre dans le contexte du XIIIe siècle, et enfin tente un rapprochement avec le XXIe siècle.
1. Un évènement conflictuel
Saint-Paul, 6 juin 1286 : dix-sept hommes doivent répondre d’accusations et sont à cette fin convoqués dans l’église du lieu. C’est en effet là (ligne 27 du manuscrit) que le tribunal siège. C’était le seul endroit où les habitants d’un village pouvaient, à cette époque, se réunir nombreux. Pour ce faire, une grande toile était tendue entre la nef et le chœur afin d’isoler l’espace sacré.
Ces hommes, pour la plupart paysans, prêtent serment et sont invités à s’expliquer. D’autres personnes, susceptibles d’éclairer le débat, sont également appelées à témoigner. Un notaire tient lieu de greffier. Quel drame a donc bien pu se produire pour que soient dépêchés, sur ordre de la Cour du Comte de Provence, le juge de Seyne (bourg situé entre Embrun et Digne-les-Bains) et les notaires de Barcelonnette ? (La Cour, centre administratif du Comté, est située à Aix-en-Provence).
Dans les faits, il s’agit d’une grave affaire de moutons. L’élevage ovin tient une grande place dans la vie économique et sociale de la communauté de Saint-Paul où pratiquement tout est organisé autour de cette activité d’élevage. Le long manuscrit qui résulte du procès en est un témoignage exceptionnel.
Que s’est-il réellement passé ?
Deux bergers, venus de loin, ont conduit un important troupeau de moutons vers des alpages communaux de Saint-Paul et ont été repoussés par des hommes arrivés en nombre. Ces bergers n’ont pas du tout apprécié l’accueil qui leur a été réservé et se sont plaints auprès de la Cour, car ils avaient reçu de cette dernière, et même de certains seigneurs de Saint-Paul, l’autorisation de venir faire paître sur les riches pâturages de cette communauté.
La Cour n’a pas non plus apprécié cette situation, car le Comte suzerain lève des taxes sur la transhumance, à savoir un droit de péage et le “pasquerium”, redevance importante sur les troupeaux étrangers pour droit de pacage : une brebis sur 45 (ligne 40 du manuscrit).
Les accusés, auteurs de cette violente exclusion, sont interrogés au cours de quatre audiences les 6 et 7 juin, le 29 juillet et le 3 août 1286. Les séances, en présence de nombreux témoins, sont houleuses et font aussi beaucoup écrire les trois notaires qui se relaient.
Le 7 juin, le crieur public (chargé des déclarations officielles) fait, au nom du Comte de Provence, une annonce menaçante : ceux qui désormais se hasarderont à renouveler un tel acte contre des bergers étrangers à la communauté devront payer une amende de 25 livres, ce qui est beaucoup. Les habitants de Saint-Paul ne semblent pas des plus troublés par cette annonce et ils seront une centaine à se rassembler près de l’église lors des prochaines audiences pour manifester leur opposition.
Quelles accusations portent les bergers Pierre Laydet et Raymond Marie ?
Ils expliquent qu’ils ont été fort contrariés par l’accueil qu’il leur a été fait, car ils sont venus en toute bonne foi sur le territoire de Saint-Paul avec l’autorisation de la Cour pour faire paître leur troupeau sur les alpages communaux. Ils sont donc arrivés avec leurs dix-sept “trentaines” de moutons (une trentaine représente le nombre habituel de moutons d’un troupeau familial) et là, plusieurs hommes menaçants les ont chassés par la force. Un certain Pierre Braman se serait même avancé vers eux avec une lance ! En plus, on leur a pris une brebis dégustée ensuite au domicile d’Isoard Ardoyn ! Il s’agit de « moutonner l’aver », pratique coutumière destinée à éloigner les contrevenants [1]. Ils sont repartis par le chemin qui leur a été désigné, la traverse de Tournoux. Ce chemin est pénible et ils ont été très gênés par la nuit. Bref, ces pauvres bergers, mis dans un grand embarras, se plaignent de l’important préjudice qui leur a été causé, aussi demandent-ils au juge d’être sévère.
Que répondent les accusés ?
Quarante “trentaines” de moutons, disent-ils, et non dix-sept comme affirmé par les bergers, sont venues paître sur des alpages de Saint-Paul sans autorisation de cette communauté. Ils les ont donc chassés tout en confisquant une brebis pour la déguster (ligne 80 du manuscrit). C’est de leur propre autorité qu’ils ont défendu leur territoire et leur droit. Ils affirment qu’ils ne le regrettent en rien et qu’ils recommenceront à la prochaine occasion.
Si tous plaident coupables, en ce sens qu’ils reconnaissent les faits, ils se disent également non coupables en expliquant qu’ils sont dans leur droit en faisant valoir deux raisons majeures : leur survie économique et les coutumes de la communauté :
- Si des brebis étrangères viennent paître sur les communaux de Saint-Paul, eux-mêmes n’auront plus assez d’herbe pour leurs propres troupeaux, c’est une question vitale. Le Comte, ajoutent-ils, serait également perdant, car si les habitants de Saint-Paul ne pouvaient plus continuer à vivre sur ce territoire, ils finiraient par le déserter et ne paieraient donc plus d’impôts.
- Depuis des temps immémoriaux la coutume veut que les troupeaux “étrangers” soient chassés quand leurs maîtres n’ont pas une autorisation de pâturer délivrée par la communauté de Saint-Paul. Cette autorisation n’a été ni demandée ni accordée lors de cet événement, donc il semblait légitime de s’en prendre à des intrus.
Les bergers sont-ils dans leur bon droit ?
Plusieurs constats ressortent du manuscrit :
- Le troupeau est entré légalement selon le droit officiel de la Cour du Comte de Provence, mais sans l’autorisation de la communauté concernée.
- Il ne s’agit pas de quelques bêtes venant de communautés limitrophes, mais d’un troupeau important originaire du sud, sa localisation exacte n’est toutefois pas indiquée.
- Les deux bergers n’ont fait aucune mention à des précédents pour justifier leur installation sur des pâturages communaux de Saint-Paul, est-ce que cela voudrait dire qu’il n’existait pas de jurisprudence connue sur laquelle ils auraient pu se référer ?
- Il est clair que les paysans de Saint-Paul et les deux bergers ne parlent pas le même langage, les premiers s’appuient sur un droit coutumier fort ancien et les seconds sur le droit civil défini par le Comté de Provence. Les deux se contredisant, et sans compromis possible, un recours en justice devenait indispensable.
2. La grande enquête de 1287 et le jugement
Le juge n’étant pas satisfait par les auditions des accusés et des plaignants, ordonne une enquête complémentaire “pour que sa sentence ait plein effet” précise-t-il (ligne 11 du manuscrit). Est-ce pour donner à son jugement plus de poids auprès de la Cour du Comte dont il peut craindre une réaction négative ?
Un bon avocat pour les accusés de Saint-Paul
Toujours est-il que le 11 juin 1287 Antoine Braman, avocat des accusés, s’exprime à nouveau dans l’église, en présence du notaire Jean Gaydon qui sert de greffier. Son plaidoyer, tout en faveur des agriculteurs et des maîtres de Saint-Paul, va servir de canevas à un questionnaire qui va être soumis à plusieurs témoins directs ou indirects du conflit. Les questions portent essentiellement sur les coutumes de la communauté de Saint-Paul concernant l’acceptation ou le rejet de troupeaux en transhumance : de quand datent-elles ? Qui en est garant ? Qui est habilité à gérer les alpages communaux ? Comment réagissent les habitants de Saint-Paul ?
Les témoins retenus par Antoine Braman (ligne 12 du manuscrit) sont invités à s’exprimer. Ils sont 54, de Saint Paul (14), mais aussi de Tournoux (8), du Châtelard (4), de Meyronnes (3), de Vars (24), et même un de Barcelonnette. Hormis ce dernier, tous viennent donc de communautés limitrophes.
Dans le manuscrit beaucoup de témoignages sont brièvement résumés tant ils se recoupent. Certains ont toutefois été recueillis avec plus d’attention quand il s’agit par exemple de personnalités locales influentes, tels le chevalier Albert, Ponce Cagon, notaire… Ce dernier confirme que les bergers incriminés n’ont pas demandé l’autorisation aux habitants de Saint-Paul. Si cela avait été le cas, il l’aurait su “car lui-même est du conseil” (ligne 200 du manuscrit). Il estime que la Cour du Comte de Provence et les deux bergers doivent être condamnés.
Que disent les témoins ?
Les témoignages, presque unanimes, confirment dans l’ensemble les observations d’Antoine Braman. J’évoque simplement ceux me paraissant significatifs de quelques désaccords :
- Il ressort une impression de flou quant aux alpages communaux. Â l’exception des paysans de Saint-Paul, les témoins des communautés voisines n’ont pas connaissance de ces “biens communs”. Et même Ponce André, de Saint-Paul, ne sait pas “où chacun peut amener faire paître”. Maître Albert déclare que “les pâtures communes ont toujours appartenu aux hommes de Saint-Paul” (ligne 380 du manuscrit). Il évoque “cette terre que l’on dit n’appartenir à personne, et n’avoir jamais été cultivée”.
- Concernant les dates de début des mesures d’exclusion des troupeaux venant d’ailleurs, les réponses varient beaucoup, cela va de trois ou quatre ans pour certains, à plus de 100 ans pour Raymond Bellon de Meyronnes et Jan Assa de Vars, “Cent ans et plus” est souligné dans le manuscrit, une indication dans la marge indique l’importance de ce témoignage.
- Arnulphe Graygola de Vars rapporte les “façons barbares” que des hommes de Saint-Paul utilisent pour chasser des troupeaux étrangers. Guillerm Chabran, également de Vars, l’aurait constaté dix ou onze fois. Le terme de “combat” entre bergers et paysans de Saint-Paul est attesté par Maître Albert de Saint-Paul, Jean Vial de Tournoux, Pierre Gaymar de Barcelonnette ; mais il est rejeté par Ponce Cagon et Giraud Robert de Saint-Paul, ce dernier déclare : “c’est inventé, comme d’habitude”. Les autres témoins n’en disent rien.
Le verdict est rendu le 17 août 1287. Le juge Giraud Ferret “ayant vu les défenses et les accusations, absout les accusés, à la suite de l’instruction” (ligne 11 du manuscrit). Les arguments des accusés et des témoins ont donc été probants et les deux bergers sont déboutés. Rassurés, les habitants de Saint-Paul restent donc décideurs de l’usage des alpages de la communauté. Le procès a été long et il est fort à parier que dans les chaumières il a été question de ces événements pendant de longs mois. Et à la Cour d’Aix-en-Provence le jugement a certainement fait l’objet de longues discussions qui vont conduire, dix ans plus tard, à l’édiction d’une Charte pour le « terroir » de Saint-Paul.
3. La Charte de 1297
Elle est conservée aux Archives Départementales des Bouches-du- Rhône. Son contenu découle des événements de Saint-Paul de 1287. En effet, par décision de la Cour d’Aix-en-Provence, un arrangement est signé avec cette communauté et il est décidé “d’un échange entre le sénéchal de Provence au nom de la Cour royale et le syndict (le maire actuel) de la communauté de St-Paul du diocèse d’Embrun, par lequel le dit syndict donnera au dit sénéchal les droits que ladite communauté a aux terres et seigneuries des Gleisolles, de Tournoux et de Meyronnes. Et ledit sénéchal donne au dit syndict la faculté de ne mettre ni nourrir aucun troupeau étranger dans le terroir de St-Paul” (Cote B 403). Ainsi la communauté de Saint-Paul a obtenu, dix ans après le procès, ce à quoi elle reste très attachée : la liberté de gestion de ses alpages.
4. L’évènement dans son contexte du XIIIe siècle
Cadre politique et économique
En cette fin du XIIIe siècle l’Occident médiéval connaît une grande prospérité économique commencée au début du XIIe siècle. Ces deux siècles sont une période d’un relatif calme politique avec la fin des invasions et sans grandes épidémies. La population s’accroît et il faut la nourrir. C’est l’époque où les agriculteurs des Alpes dessinent par leur travail les paysages que nous connaissons aujourd’hui, ils sont les “jardiniers de la montagne”. Par nécessité vitale, ils réduisent la forêt ; le bois, principale source d’énergie, est aussi l’un des matériaux de base pour l’habitat. Ils développent ainsi les surfaces de terres cultivables, souvent pentues et empierrées. Les pierres, ramassées une par une, sont entassées dans des “clapiers” (clapiers paysans à distinguer des clapiers d’origine glaciaire) qui existent encore aujourd’hui. Ils creusent des canaux (biefs, béals, bisses…selon les régions) pour irriguer les champs à fourrages.
En 1232 le Comte de Provence, Raymond Béranger, avait décidé d’affirmer son pouvoir sur le territoire de Barcelonnette en édictant une Charte. Il est difficile de savoir si la vallée de l’Ubaye avait déjà fait l’objet d’un tel projet, mais c’est, semble-t-il, avec cette Charte qu’elle est vraiment rattachée à un pouvoir centralisé. Sur quelles racines locales cette Charte se greffe-t-elle ? Comment ce pouvoir est-il ressenti : lointain, protecteur, pesant ? Il n’y a pas vraiment, à ma connaissance, suffisamment d’éléments pour répondre à ces questions. On sait cependant que les impôts locaux ont pris de l’ampleur, Charles d’Anjou successeur de Raymond Béranger en 1246, sous le nom de Charles Ier., en étant le grand promoteur.
Les impôts
Dans le manuscrit il est question de trois impôts levés par les seigneurs locaux qui se chargent de leur répartition et de leurs utilisations :
- le pasquerium sur les moutons
- le pasquerium sur les fromages (pasquerium de caseis), n’existait plus en 1287.
- les droits de péage : les bergers “fautifs” avaient dû s’en acquitter.
Le Comte étant seigneur local, participe à cette répartition. Suzerain de toute la Provence, il est aussi détenteur du “majus dominium”, c’est-à-dire le pouvoir de décider de la justice, de l’armée, de la circulation des personnes et des biens ; à ce titre, il perçoit donc des taxes supplémentaires et fait appliquer des obligations :
- la queste : impôt direct (équivalent de la taille, en vigueur jusqu’à la Révolution),
- le fruit des amendes de haute justice,
- la cavalcade : obligation de fournir des hommes pour l’armée,
- l’albergue : obligation de loger et nourrir les troupes du roi.
La population de Saint-Paul au XIIIe siècle
On peut se faire une idée approximative de la population de Saint-Paul à partir du nombre de foyers fiscaux ou feux. En 1319, 192 feux payaient la queste. Sur une base vraisemblable de quatre personnes par foyer fiscal, on obtient 770 habitants, auxquels il faut ajouter les feux non soumis à cet impôt (feux d’albergue et pauvres). On parvient ainsi à une estimation entre 1 000 et 1 500 habitants (les paroisses de Tournoux, vingt-sept feux soumis à la queste, et des Gleyzolles, ne sont pas rattachées à Saint-Paul à cette époque). En comparaison Barcelonnette comprenait 420 feux imposables. (D’après “La démographie provençale du XIIIe au XVIe siècle” par Édouard Baratier)
Une population hiérarchisée
Le manuscrit fait état de plusieurs catégories sociales :
- Les Domini ou seigneurs, ce sont eux qui lèvent les droits féodaux. Le titre de Dominus peut être également donné à des personnalités locales.
- Les Dominores ou propriétaires terriens, souvent appelés “maîtres” dans la traduction de Madame Wojciechowski.
- Les Homines ou paysans. Ils ne possèdent que rarement des terres et doivent alors en louer aux seigneurs moyennant redevances. À Saint-Paul, le Comte de Provence, propriétaire d’un bon tiers du territoire, était le principal bailleur.
Dans le paysage rural montagnard, trois zones à usages différents sont à distinguer
- Le fond des vallées, parfois étroit et inondable, n’est guère utilisable pour l’agriculture. Des événements récents restent dans la mémoire des Saint-Paulois : les inondations de 1957, avec l’impossibilité de circuler dans les gorges de la Reyssole ; les très importants dégâts causés par les débordements de l’Ubaye dans la nuit du 29 au 30 mai 2008, ou bien encore le débordement du Riou-Sec à l’entrée des gorges de la Reyssole en plein été 2015. Ces événements permettent de se représenter les grandes difficultés que pouvaient rencontrer au Moyen-Âge les habitants de la haute vallée de l’Ubaye en cas de catastrophe naturelle.
- Les pentes desservies par des chemins muletiers entretenus par les passages répétés des voyageurs et des cultivateurs. C’est là où se trouvent les hameaux et les terres cultivables.
- En altitude les alpages pour les estives, non accessibles à l’époque par des chemins : “troisième zone hors des chemins” est-il précisé (ligne 104 du manuscrit). Ce sont les pâturages communs à une Paroisse (village) et parfois convoités par d’autres, comme le procès l’a révélé.
Mais à qui appartiennent réellement les pâturages d’été ? Qui en dispose ? Qui décide de leur utilisation : les paysans de Saint-Paul, la Cour du Comte de Provence, les seigneurs du lieu ? Il semblerait qu’il n’y avait pas de réponse claire avant le procès. C’est sans doute pour mieux justifier auprès de la puissante Cour de Provence sa décision et les conséquences qu’elle aura à l’avenir dans ce type de litige, que le juge a imposé la grande enquête de 1287 conduisant à la Charte de 1297. Et, au fil des siècles, les habitants de Saint-Paul ont donc eu tout intérêt à conserver précieusement le manuscrit du procès comme preuve écrite de leur bon droit.
5. Saint Paul, une communauté forte et solidaire
L’existence de la communauté de Saint-Paul est attestée vers 1200 (cf. l’Atlas historique de Provence, sous la dir. de E. Baratier, G. Duby, E. Hildesheimer | éd. Armand Colin | 1969). À cette époque le Comté de Provence est en pleine réorganisation et de nombreuses Chartes administratives sont promulguées : Seyne en 1223, Barcelonnette en 1232, Selonnet en 1238… Saint-Paul a un conseil : Ponce Cagon, notaire, déclare lors de l’enquête que lui-même est membre “du conseil comme plusieurs autres” (ligne 200 du manuscrit). Il précise que si ce conseil joue un rôle certain dans la gestion des pâturages, il s’intéresse aussi à bien d’autres problèmes. Les modes de désignation des membres de ce conseil ne sont pas précisés [2].
La communauté sait gérer les conflits
Les événements relatés par les témoins portent en fait sur trois conflits différents impliquant la communauté de Saint-Paul :
- avec leurs voisins des communautés limitrophes Il s’agit de simples incidents pour l’utilisation des pâturages communaux auxquels les protagonistes sont manifestement habitués depuis fort longtemps. Ces conflits locaux devaient vraisemblablement se régler par des échanges de bons procédés entre voisins, chacun devant finalement y trouver son compte.
- avec des bergers venus d’ailleurs pour faire paître dans les alpages d’altitude de la communauté. Dans ce cas, en revanche, le compromis semblait impossible et les paysans de Saint-Paul se sentaient démunis, ce qui peut expliquer leur agressivité.
- avec le pouvoir central de la Cour du Comte de Provence. C’était le plus risqué car l’adversaire était puissant ; ce qui a sans doute motivé l’importante mobilisation locale pendant le procès.
Les deux derniers conflits se sont terminés à l’avantage de la communauté de Saint Paul. On peut s’étonner de voir les paysans de villages voisins, ceux qui ont été chassés en d’autres temps par ceux de Saint-Paul, venir témoigner en faveur de ces derniers. Mais, si les paysans de Vars, de Tournoux, du Châtelard, de Meyronnes… pouvaient être en conflit avec ceux de Saint-Paul pour l’utilisation des pâturages, ils se sont rassemblés malgré tout face à deux adversaires communs : les bergers “étrangers” et la Cour du Comte de Provence. Cette solidarité est fondée sur une culture et des intérêts économiques locaux à défendre collectivement.
Les paysans et les maîtres de Saint-Paul se sentent chez eux. Ils revendiquent leur territoire, ils le cultivent et le développent, c’est leur richesse et ils en ont tous besoin. Ils veulent décider de l’usage de leur “bien commun”. Ce qui fait que tous les habitants, quel que soit leur statut social, sont mobilisables et c’est leur force. Ainsi, parmi ceux qui ont chassé les bergers “étrangers”, se trouvent un seigneur-maître, Pierre Braman, et un clerc, Giraud Désiré (le clerc travaille dans un office notarial ; il sait écrire et rédiger ; il connaît le latin). D’autres seigneurs défendent également les accusés et tous déclarent que ceux-ci sont dans leur droit. Et si Hugo Ardoyn, l’un des accusés, affirme hautement qu’il ne regrette rien de ce qu’il a fait, c’est qu’il se sait soutenu par tous les Saint-Paulois.
Cette communauté a trouvé un avocat de grande qualité en la personne d’Antoine Braman, dont les plaidoiries ont conduit à l’acquittement de tous, et ont servi de base à la grande enquête de 1287. Et c’est sans doute à Saint-Paul que pour la première fois en Provence est publié un manuscrit rendant compte d’un procès mettant fin à un important conflit d’usage.
6. Le cadre géographique du conflit
Différents témoignages permettent de situer les lieux où les événements se sont déroulés.
Les alpages recherchés par les deux bergers
Rappelons que ce troupeau comprenait au moins dix-sept trentaines (510 têtes de bétail) selon leurs déclarations, voire quarante (1 200 têtes de bétail) d’après Antoine Braman, l’avocat.
Il ne s’agissait donc pas de l’intrusion du petit troupeau d’un voisin proche, mais de l’arrivée d’une importante transhumance. Ayant besoin de grandes surfaces d’herbage, le troupeau ne pouvait être conduit que dans des alpages de moyenne altitude, c’est-à-dire des estives communales, comme l’ont affirmé plusieurs témoignages, Maître Albert, par exemple, a parlé des “pâtures communes”.
L’origine géographique des témoins venus soutenir les paysans de Saint-Paul, confirme cette localisation. Sur les cinquante-trois témoins presque la moitié venait de Vars ; les “Varcincs” (habitants de Vars) étaient donc très concernés. Ils n’avaient pas du tout intérêt à voir arriver de grands troupeaux transhumants dans des pâturages sur lesquels ils avaient, de leur propre aveu, parfois l’habitude de venir faire paître avec ou sans l’autorisation des habitants de Saint-Paul ! L’affaire s’est ainsi déroulée vers les alpages des vallons de l’Infernet ou du Crachet proches du territoire de Vars. Par ailleurs, d’après les huit témoins de Tournoux, les paysans de cette communauté avaient également un accès relativement facile à ces deux vallons par le chemin de la Traverse et on peut estimer qu’ils utilisaient aussi ces riches pâturages. Les différents cadastres de Saint-Paul précisent également qu’un certain nombre d’habitants de Tournoux étaient propriétaires ou locataires de parcelles au bas de ces vallons et le long du chemin de la Traverse. Ainsi Varcincs et Tournousquins avaient tout intérêt à empêcher la venue de grands troupeaux.
De quels hameaux sont venus les hommes qui ont repoussé les bergers ?
Les deux vallons jouxtent les hameaux du Mélézen sur le territoire de Saint-Paul. Ces alpages étaient considérés comme un “commun” prioritairement réservé à l’usage des paysans de ces hameaux. Ces derniers étaient donc les plus concernés et furent sans aucun doute les premiers à réagir en voyant arriver les deux bergers et leur troupeau.
7. Qu’en est-il aujourd’hui à Saint-Paul ?
En plus de sept siècles les choses ont beaucoup changé dans cette commune. La montagne a bougé avec plusieurs tremblements de terre (le dernier date d’avril 2014 avec une magnitude de 5,3 sur l’échelle MSK) ; des inondations catastrophiques le long de l’Ubaye, ont aussi quelque peu modifié le paysage. Enfin l’environnement économique et social n’est vraiment plus le même :
- Population réduite à 200 habitants permanents au lieu d’environ 1 500 au XIIIe siècle. Il y a cependant de nombreuses résidences secondaires (210)
- Le climat a évolué : à la fin du XIIIe siècle débute le “petit âge glaciaire” avec d’importantes chutes de neige entraînant l’extension des glaciers, des inondations, des famines, auxquelles s’ajoute un peu plus tard la peste noire… Alors que le XXIe est nettement marqué par le réchauffement dont les conséquences sur l’agriculture commencent à être perceptibles, et auxquelles le covi19 est venu s’ajouter !
- Il reste huit agriculteurs-éleveurs (dont quatre en ovins), alors qu’ils devaient être autour de 150 au moment du procès, mais avec des surfaces d’exploitation beaucoup plus réduites que les actuelles.
- La baisse de l’activité agricole locale a favorisé un important développement du pastoralisme de transhumance avec location des alpages communaux, ce qui permet des recettes fiscales intéressantes pour la commune. Durant les mois d’été différents troupeaux peuvent atteindre jusqu’à 22 000 têtes de bétail, accompagnés par de nombreux bergers professionnels et de quelques patous !
- Développement du tourisme montagnard : alpinisme, randonnées d’été et d’hiver, ski de fond, pêche…
- Les conflits d’usage ont changé de nature : si les bergers de la transhumance sont désormais accueillis sans problème dans des limites convenues, en revanche les touristes peuvent être à l’origine de quelques tensions provoquées par la détérioration de clôtures, ou mal refermées, et surtout par les chiens patous devenant agressifs si les randonneurs ne veillent pas à s’éloigner des troupeaux et à les contourner. Le plus souvent ces conflits se règlent à l’amiable, mais des recours en justice existent parfois.
De nombreux touristes, grands admirateurs de la splendeur des Alpes, ignorent tout de la nécessaire présence des “jardiniers de la montagne”, ces paysans en charge avec leurs troupeaux de l’entretien des prés et des alpages de la vallée et en altitude. Cette activité indispensable, pourtant non rémunérée, permet d’éviter des friches aux conséquences catastrophiques : avalanches, incendies… Le territoire de Saint-Paul est classé à 80 % “Natura 2000”, le rapport de cette habilitation fait état d’une “Zone exceptionnelle pour sa qualité et sa diversité liées notamment à une géologie diversifiée (calcaire, calcaire marneux, dolomie, silice, roches vertes…). Ensemble de systèmes herbacés avec une gamme complète de pelouses subalpines et alpines calcicoles. Il offre en outre un complexe de lacs oligotrophes d’altitude et de zones humides de grande qualité.” [rapport Natura 2000]
Brec de Chambeyron
Notes
- Au Moyen-Âge “la confiscation du bétail est une pratique systématique. C’est ce qu’on appelle “moutonner l’aver” en Provence, et plus au nord “pignoter le bétail”. L’enlèvement est presque toujours suivi d’une consommation collective. C’est un véritable rite qui manifeste la solidarité de la communauté contre l’adversaire commun”, Carrier Nicolas, Mouthon Fabrice, Paysans des Alpes : Les communautés montagnardes au Moyen Âge | éd. PUR | 2010 | avant-propos
- Pour en savoir plus, cf. Carrier Nicolas, Mouthon Fabrice, op.cit. « comment les communautés rurales des Alpes ont atteint à la fin du Moyen-Âge à la maturité politique, au point de construire parfois des confédérations capables de faire jeu égal avec les pouvoirs princiers ». (avant-propos)
Postface
Pierre Thomé
Élisabeth Imbert présente avec enthousiasme un manuscrit du XIIIe siècle dont l’intérêt historique est évident, déjà pour les habitants d’une belle vallée des Alpes, ensuite pour son apport à l’actuelle réflexion sur les biens communs et leur gestion, la montagne pouvant être un territoire favorable à leur mise en œuvre.
Le procès évoqué dans ce manuscrit met en évidence une problématique complexe : par qui et comment sont définies les règles d’usage d’un bien commun, ici des pâturages communaux : les éleveurs non-propriétaires réunis dans une organisation qui leur est propre ? Une administration politique centralisée et éloignée des réalités locales, Communauté Économique Européenne, et sa PAC par exemple ? Ou bien encore une structure, type société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), regroupant de façon collégiale éleveurs, élus locaux, administrations d’État ? Ces questions sont abordées par de nombreux agriculteurs et auteurs-chercheurs (cf. Bibliographie “(Biens) Communs et économie sociale et solidaire” et auront peut-être un jour prochain des réponses législatives…
Le village de Saint-Paul-sur-Ubaye, au fil des siècles, a toujours gardé une activité pastorale locale avec des agriculteurs qui ont cependant tendance à se faire rares, ce qui est un réel problème, mais aussi avec une importante transhumance d’été originaire de Provence. Pour ses habitants, si cette activité est un apport non négligeable pour l’économie de la vallée, elle l’est aussi pour la préservation d’un écosystème montagnard grâce à la présence de troupeaux à nette majorité ovins. Cependant des écologistes, certainement de bonne volonté mais rarement habitants de la vallée et paysans, font valoir qu’il y a une surexploitation de l’espace agreste mettant à mal ce bien commun qui devrait, selon eux, être maintenu dans son état primaire. Ils considèrent que pendant les trois mois de l’été de trop nombreux troupeaux, non seulement tondent les alpages, mais pèlent littéralement la montagne en n’y laissant que quelques mauvaises herbes dont les bêtes ne veulent pas. De plus les déjections de ces dernières seraient également à l’origine de la mauvaise qualité bactériologique de l’eau potable dans des villages alpins. C’est ce que développe le biologiste naturaliste Pierre Rigaux dans “Le pastoralisme est-il bon pour la montagne ?” [Défi écologique | 2018].
Ces risques ont fait l’objet d’une analyse de l’américain Garrett Hardin en 1968, titrée “La tragédie des communs”. Selon lui, des pâturages laissés en libre accès, conduirait à leur surexploitation par les éleveurs et donc à leur destruction à plus ou moins brève échéance. Il en déduit que seule la privatisation complète de ces pâturages ou leur étatisation, permettrait d’éviter cette tragédie. Quelques années plus tard l’économiste américaine Elinor Ostrom [1] (prix Nobel d’économie en 2009), a démontré le contraire en faisant état de gestions communes d’alpages par des éleveurs rassemblés dans une organisation dont ils ont la maîtrise ; par exemple en France, un Groupement pastoral [“Mise en valeur pastorale”, articles R113-1 à R113-12 du Code rural et de la pêche maritime]. Ces éleveurs définissant eux-mêmes les règles de leur fonctionnement, dont les limites d’accès, pour un usage maîtrisé de pâturages communs, ou communaux quand des collectivités locales en sont propriétaires. Notons ici les proximités syntaxiques entre commun, commune, communauté, ce dernier concept étant utilisé pour évoquer le village au Moyen-Âge (ou paroisse, dénomination utilisée pratiquement jusqu’à la Révolution de 1789 pour désigner le territoire de la commune actuelle).
Mais aujourd’hui, ni les habitants de Saint-Paul, ni les éleveurs de la transhumance estiment qu’ils surexploitent les alpages, bien au contraire ; Élisabeth Imbert en est porte-parole : “Bien que décriés par certains, les moutons sont heureusement bien là, entretenant les paysages de montagne, témoignant de la présence d’une activité pastorale importante, […] jetant comme un pont entre le XIIIe siècle du manuscrit et le XXIe”.
Parcourant régulièrement ces alpages au début de l’été, j’ai constaté que l’herbe y demeure abondante et fleurie. Les seuls changements peuvent concerner le manteau neigeux en altitude (cf. l’écart entre 2004 et 2021 au même endroit et à la même date), et des ravines aux tracés modifiés au gré des ruissellements (pluie et fonte de la neige), mais peut-être aussi par les déplacements des troupeaux.
Mais revenons brièvement au XIIIe siècle. Si les deux bergers venus du sud n’étaient pas les bienvenus à Saint-Paul, ce n’était pas du fait qu’ils soient étrangers à la communauté de Saint-Paul, mais parce que leur utilisation de pâturages se faisait sans l’autorisation des habitants de cette communauté, ceux-ci revendiquant un droit coutumier d’usage prioritaire. Ce qui fait que ces bergers, bien qu’autorisés par le pouvoir administratif centralisé, ont été considérés localement comme des intrus ou “passagers clandestins”, expression utilisée par Elinor Ostrom pour signifier que dans l’usage collectif d’un bien commun des personnes peuvent s’immiscer plus ou moins clandestinement en cherchant à tirer profit de ce bien au détriment des utilisateurs en droit.
Les loups (espèce protégée), sans doute bien plus nombreux au XIIIe siècle qu’ils ne le sont aujourd’hui dans les Alpes (le département des Hautes-Alpes est cependant fortement impacté par leur présence), peuvent être aussi vécus comme des passagers clandestins recherchant trop facilement et abusivement une alimentation à portée de mâchoires, il faut donc s’en protéger, mais comment ? Les éleveurs et leurs bergers sont confrontés à l’interdiction partielle de tuer le loup (cf. “Plan national d’action 2018-2023 sur le loup et les activités d’élevage” | ministères de la transition écologique et de l’agriculture) et s’ils la transgressent, ils risquent de se retrouver au tribunal ; alors que, “Sans que cela ne traduise une hostilité systématique vis-à-vis du loup, le droit à défendre son troupeau est considéré par les professionnels de l’élevage comme légitime et nécessaire pour diminuer la prédation” [Boisseaux Thierry, Galtier Bertrand, “Difficultés du pastoralisme liées au loup dans les Hautes-Alpes” | rapport au Ministère de la transition écologique et solidaire | mars 2020]. Ce même rapport précise : “En 2019, dans le département des Hautes-Alpes, la prédation exercée par le loup a suscité de grands mécontentements au sein de la profession agricole […] La prégnance du loup nuit à une réflexion d’ensemble de la filière sur son organisation et sur son avenir perçu comme incertain”.
Toujours dans ce même rapport la crainte d’une disparition quasi-totale du pastoralisme montagnard est longuement exprimée. Pour les éleveurs “Une telle perspective est incompréhensible dans la mesure où le modèle d’agriculture qu’ils représentent, leur paraît correspondre aux attentes d’une part croissante de la société : une agriculture avec des unités modestes ; une production de qualité, qui privilégie des circuits courts de distribution, qui n’utilise pas de produits phytosanitaires, qui ponctionne une nourriture saine de façon équilibrée dans les alpages et qui contribue à l’entretien et au maintien de paysages menacés par la déprise agricole, et à la préservation d’un certain type de biodiversité.
Les éleveurs et leurs représentants savent cependant que la diminution de leur nombre, dans ce département comme dans beaucoup d’autres en France, depuis plusieurs décennies, n’est pas la conséquence du retour du loup, même si celui-ci contribue à fragiliser ceux qui restent. Certains regrettent que la présence du loup et les problèmes qu’il pose, s’ils sont bien réels, n’occultent d’autres questions tout aussi fondamentales pour la filière et son futur.”
Cette analyse est confirmée par les premiers résultats du dernier recensement agricole qui viennent d’être publiés, l’évolution de la majorité des indicateurs est en effet négative entre 2010 et 2020. Période pendant laquelle la France a perdu 100 000 exploitations agricoles (-21 %) ; il en reste 389 000 sur le territoire métropolitain, avec une moyenne de 69 hectares en surface cultivée par exploitation (14 ha de plus qu’en 2010) ; mais globalement la surface agricole utilisée (SAU), actuellement de 26,7 millions d’hectares (environ 50 % du territoire métropolitain), a perdu 233 000 ha.
Depuis les années 1950 l’agriculture a évolué vers des concentrations à tendance agroindustrielle [2] avec beaucoup moins d’agriculteurs en exercice et à la profession fortement déconsidérée. La politique agricole européenne (PAC), prête une attention toute relative aux “petits” agriculteurs, en particulier ceux qui cherchent à orienter leurs productions vers le biologique. La réforme en cours de la PAC confirme cette tendance : “Nouvelle PAC : l’Autorité environnementale donne un avis négatif sur le Plan Stratégique National [3] [Actu Environnement | 2 novembre 2021]. Lire également la lettre ouverte au président de la République : “Demande de réorientation forte du Plan Stratégique National afin que les aides de l’éco-régime soutiennent les pratiques agricoles en proportion des bénéfices réels pour l’environnement” | signée par 40 ONG et associations | septembre 2021.
L’agriculture montagnarde aurait-elle tendance à emprunter les mêmes chemins ? Il serait en tout cas regrettable que cela l’amène à perde le fil de l’histoire des “jardiniers des montagnes” mise en valeur par l’étude d’Élisabeth Imbert. Alors que, “Au fil des siècles, les communautés pastorales ont forgé une expérience et un savoir uniques sur la manière de maintenir un équilibre subtil entre des ressources fondamentales – l’herbe et l’eau – qu’elles savent valoriser durablement par des activités productives. Elles ont appris d’expérience qu’elles dépendent de la bonne santé du milieu qu’elles partagent avec leurs animaux.” [Turquin Olivier et al. “Une histoire d’avenir” [Grande histoire des alpages | 2017]
Notes
- Ostrom Elinor, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles |1990 et 2010 pour la traduction, éd. De Boeck.
- cf. Leclair Lucile, “De la ferme familiale à la firme internationale. L’agro-industrie avale la terre” | Le Monde diplomatique / février 2022
- La réforme de la PAC prévoit de rendre obligatoire pour chaque État-membre, l’élaboration d’un document unique (le PSN), pour cinq années de programmation, à présenter à la Commission, en vue de son approbation par cette dernière.
Contributions
Gilles Avocat agriculteur-éleveur (retraité) de brebis, Beaufort (73) | 14 fév.2022
La terre pour qui dans le Beaufortain ?
Très intéressante l’histoire de St Paul, mais au Bersend (hameau de la commune de Beaufort) les prédateurs n’habitent pas bien loin… Il y a quelques décennies seulement, on dénombrait dans le Beaufortain 522 fermes [1] de tailles souvent très modestes, et dont la propriété était la plupart du temps aux mains des paysan-nes qui les faisaient vivre (cela était moins v rai pour les alpages) La reprise de ces fermes était souvent assurée dans le cercle familial restreint, de parents à enfants.
Aujourd’hui ce paysage a totalement changé, il reste 107 fermes environ soit à peu près 158 paysan-nes en comptant les associé-es de GAEC [2], on voit que la restructuration a été très forte ce qui implique que les paysan-nes ne sont plus propriétaires de la totalité des terres qu’ils-elles travaillent, et qu’en majorité ce sont des terres en location.
C’est donc une donnée qu’il faut absolument prendre en compte car l’on voit bien que le monde NON PAYSAN, suivant ses choix, est aussi un acteur incontournable dans la répartition du foncier agricole.
Lorsqu’une ferme s’arrête, c’est un peu de tristesse, comme un souffle suspendu, le temps qui se fige, des femmes des hommes qu’on ne verra plus arpentant champs et pâtures au milieu d’un troupeau qui n’existera plus ; mais ça sera aussi de la convoitise, pour d’autres qui rêvent de grandeur, avec comme souvent le piège de plus d’investissements, plus de matériel, plus de bêtes, et au final besoin de plus de terre.
La transmission d’une ferme quand vient l’heure de la retraite, demande beaucoup de préparation, des années de réflexion sont souvent nécessaires, un temps de travail en commun pour la transmission peut être utile, tout cela dépend beaucoup de la volonté des « cédants ».
Alors, ça marche ou pas ! S’il n’y a pas de reprise que deviendront les terres ? Au final ce sont toujours les propriétaires qui décident à qui elles seront louées, même si l’administration a un rôle d’arbitrage au travers « des autorisations d’exploiter ». Cette décision dépendra beaucoup de l’état d’esprit des propriétaires et s’ils sont du côté des partageux, leur choix se fera avec un regard qui répond au mieux à ces questions :
• Qui en a le plus besoin ?
• Une petite ferme qui verra son assise économique confortée par un peu plus de terre ?
• Une ferme qui donne du travail à beaucoup de monde ?
• Une ferme dont les pratiques sont porteuses d’avenir ?
• Une ferme qui recherche l’autonomie ?
L’agriculture paysanne et l’agriculture biologique peuvent donner de vraies réponses à ces questions.
Ou alors … alors…, se laisser porter par la pensée libérale conservatrice, qui fera rentrer d’autres critères comme : « Ah on est bien un peu parent » ou encore « s’ils sont gros c’est qu’ils sont compétents, qu’ils savent travailler… » Dans ce cas, on verra encore des grosses fermes s’agrandir, et être confortées dans leur fuite en avant… On voit donc bien que du côté des propriétaires leur choix peut vraiment être déterminant et une pensée collective pour aborder ces problématiques pourrait être intéressante pour demain.
Un départ à la retraite récent a démontré que des changements de locataires se sont faits sans débat collectif, avec des situations de pression entre paysans, et au final une répartition du foncier qui n’est pas allé à celles ou ceux qui en ont le plus besoin.
Du point de vue des paysan-nes il n’y a pas de structure locale collective existante, mais des pistes pourraient être explorées, comme la création d’une inter-syndicale, avec par exemple la participation du Groupement inter-communal de développement agricole [3], des représentants des communes… qui pourraient avoir un rôle d’arbitrage. Même si ce type de démarche n’a pas de réalité officielle aujourd’hui, cela pourrait être l’occasion de créer un espace commun aussi bien aux propriétaires qu’aux locataires.
Ainsi nous pourrions arriver à considérer que la terre devienne un jour un bien commun malgré des usages différents. L’expérience de la Foncière « Terre de liens », qui achète des terres pour les louer à des agriculteurs et agricultrices qui veulent s’installer, est un exemple qui va bien dans ce sens. Et cela introduit que l’alimentation ne peut plus rester uniquement dans la sphère paysanne et devienne un enjeu global de société.
Notes
- 522 fermes en 1971 et 806 en 1955 source : « Évolution des systèmes d’exploitation en Beaufortain » RGA (recensement général agricole)
- GAEC : Groupement Agricole d’Exploitation en Commun. Source : Chambre d’agriculture, estimation 2018-2019
- GIDA du Beaufortain : antenne de la chambre d’agriculture ; les techniciens y tiennent des permanences dont secrétariat des abattoirs, service de remplacement, CUMA.
René Chenal, agriculteur-éleveur (retraité) de bovins, à Granier, Versant du Soleil la Côte d’Aime (73)
Qu’en est-il du pastoralisme montagnard en Tarentaise ?
« Une affaire de moutons » est un document émouvant de l’histoire montagnarde. Pour ce qui est du procès, du rejet des bergers venus du sud sans doute au service de riches propriétaires, de l’abus de pouvoir des puissants régionaux et de leurs relais locaux (pléonasme), rien que de très ordinaire. Le monde est monde.
On peut comprendre ces communautés montagnardes qui ont ouvert, dans ces territoires aux ressources limitées et au fil des siècles, à force de travail collectif, les pâturages de l’étage alpin en les gagnant non sur la forêt mais sur les ligneux (plantes à tiges en faisceaux, type arcosses ou aulnes verts ; sont vite envahissantes). Ils en ont fait des communs tellement éloignés des égoïsmes des habituels exploiteurs qui de tout temps ont parasité l’histoire des hommes. La survie des populations paysannes, nombreuses en cette fin du XIIIe avant d’être dramatiquement réduites par la peste noire, exigeait de préserver les terres à foin et à céréales situées en-dessous des forêts. Surcharger ces terres avec les troupeaux indigènes aurait signifié entamer leur potentiel, d’où les estives.
Aujourd’hui, la situation sur les alpages à ovins serait moins tendue. La production, grâce à l’investissement millénaire, reste, pour l’instant encore, abondante mais les ouvriers de moins en moins nombreux.
Quant à la situation du pastoralisme à ce jour dans les Alpes du Sud, qu’en serait-il si elles n’accueillaient pas les troupeaux de la plaine ? Ils valorisent, aux côtés des troupeaux locaux devenus plus rares, les pâturages, qui, sinon, seraient dégradés par l’envahissement des ligneux et autre végétation de fermeture.
Et sur l’autre point évoqué par Pierre Thomé, quel procès faire à l’envahisseur (le loup) revenu en cette fin de millénaire, lui qui attire de la part des éleveurs ou de la part de ses adeptes le même rejet ou la même position de défense.
Pour les éleveurs, n’existe plus désormais, la paix et la relative sérénité qu’ont connues bergères, bergers et troupeaux au cours du siècle dernier. Et cela avec des conséquences qu’ignorent souvent les défenseurs inconditionnels du prédateur. Il est pourtant essentiel, dans ce domaine comme dans d’autres, d’analyser l’ensemble des répercussions sur le vivant des positions prises parfois hors d’une connaissance précise du contexte global :
− Conséquences sous évaluées du stress permanent des bergers, bergères et animaux
− Angoisse ou éloignement des visiteurs sur les parcours alpins par crainte des gardiens nouvellement introduits par obligation réglementaire
− Coût indécent des mesures de protection
À titre d’exemple (local mais l’universel est le local sans barrières), ce qui s’est produit sur le territoire de nos villages de Haute Tarentaise :
- Les troupeaux ovins locaux ou accueillis, venus du Sud étaient, au cours du XXe siècle, étaient laissés en libre pâture, ce qui n’excluait pas le gardiennage, dans les sommets non valorisés par les vaches ou les génisses. Libres et dispersés, ils pâturaient les zones les plus fragiles, les plus pentues et les plus éloignées, de jour comme de nuit à la fraîche, sans grand danger puisqu’ils se déplaçaient sans les risques que fait courir une conduite groupée contraignante. Dans leurs déplacements libres, ils traçaient, à l’identique des courbes de niveau, des milliers de chemins de traverse tellement appréciés par les randonneurs, et qui, l’hiver, retenaient la neige dans ces pentes raides. Ils choisissaient la flore la meilleure dont ils dispersaient les graines dans leurs déjections, sur l’ensemble du pâturage. Ajouté à cela, les repos, sur de multiples replats individuels, répartissaient idéalement la fumure, évitant la stérilisation des zones les plus délicates que sont sommets et pentes lessivés par les orages et le ruissellement de la fonte des neiges. Mais en vingt ans :
- Les propriétaires des petits troupeaux locaux qui les gardaient par passion du patrimoine ou comme
activité complémentaire, ont abandonné face aux attaques du prédateur. - Les éleveurs professionnels ont dû se soumettre à la conduite dictée par la présence des loups qui impose celle des “réglementeurs”, qui sont aussi les relais des payeurs que nous, heureusement solidaires, nous sommes tous !
- Non seulement surveillance ou accompagnement mais guidage des troupeaux, c’est à dire déplacements contraints souvent avec chiens, d’animaux regroupés, donc risques majeurs de chutes, parfois collectives, dans les pentes raides, s’il y a affolement. Et, en conséquence, choix de guidage des troupeaux vers des zones à moindre risque, surpâturage éventuel de ces zones, abandon des sommets et des fortes déclivités où, pourtant, la flore est meilleure parce que plus variée et souvent plus tardive. Et fin de la pâture à la fraîche donc d’un certain bien-être animal. Conditions de travail des bergères et bergers largement détériorées.
- Parcs de nuit obligatoires, à la surface nécessairement réduite. Sur des replats bien sûr, rares par nature en montagne et donc surchargés en fumure et piétinement, au fil des années, et définitivement impropres à la pâture. Fumure trop concentrée et donc néfaste aux dépens de l’ensemble de l’alpage.
- Parcs souvent installés dans les zones basses, les bergères et bergers ne disposant pas d’hélicoptères au quotidien pour le transport des filets électrifiés vers les sommets, et leurs conditions de vie et de travail étant déjà suffisamment rudes (qui sait, avec des drones les choses peuvent évoluer…)
- Chemins de traverses beaucoup plus rares qui se comblent, ne retiennent plus la neige et, pour les zones de grand passage, cheminements plus profonds qui cèdent en retenant des volumes de neige plus importants et provoquent des ravinements sans précédents.
- Chiens de protection qui n’ont pas toujours le sens des nuances.
- Stress permanent des bergères, bergers et des troupeaux avec, pour conséquences, la raréfaction des vocations et la diminution des résultats économiques. Sans compter le drame humain face aux atteintes du vivant et, cela se conçoit parfaitement, du vivant proche tel que le troupeau et le patrimoine.
Dans nos alpages, les bergères et bergers, les troupeaux ne sont pas là en prédation de passage. Ils offrent un surcroît de vie, une permanence homme et animal, une valorisation du territoire qu’aucun autre système ne peut apporter. Ils sont, dans nos sommets, à l’été, lumière au petit matin et à la nuit qui tombe. Ils poursuivent l’histoire multimillénaire de l’élevage nomade dans un monde que l’enclosure menace et où elle sévit de plus en plus en particulier dans l’élevage mais aussi chez nous humains. Cette histoire est patrimoine irremplaçable de l’humanité.
Great blog you’ve got here.. It’s difficult to find high-quality writing like yours nowadays. I really appreciate individuals like you! Take care!!
J’aimeJ’aime